Réalités entre-deux
AUTOBIOGRAPHIE D'UN OISEAU DE GUERRE
Un anachronisme à la crème, symbiotique, éclectique et carburant
Je l’avais rencontré à l’aube des premiers jours de l’un des derniers printemps du siècle passé, alors que les dernières heures ensoleillées d’une journée inhabituellement chaude préparaient dans le calme les travailleurs du jour au sommeil. Je contemplai silencieusement les montagnes depuis la terrasse de pierre d’une grande maison cévenole quand, dans un ultime élan, une hirondelle blanche émergea des feuillages d’un vieux chêne, voletant avec peine, pour s’écrouler à quelques pas de moi. Je recueillis avec précaution la pauvre bête tremblante, l’abreuvai à sa demande et lui offris à manger quelques insectes que je courus chercher avant la nuit et que, malgré sa reconnaissance, elle toucha à peine. Le soir tombant, je lui confectionnai un nid de fortune dans un petit panier que je positionnai à quelques pas de la cheminée crépitante.
La vieille hirondelle demeura comme mourante de longues heures, durant lesquelles j’observai son repos dans le lumineux silence des flammes réchauffant les épais murs de pierre. Finalement, elle tourna vers moi ses yeux sombres et, d’une voix étonnamment aussi douce que puissante, entama le long récit de son périlleux voyage :
« Approche-toi, enfance d’homme. Pour ta touchante sollicitude, je vais te révéler quelques paysages de ma vue bestiale d’une vie, avant de te laisser courir sur le large chemin qui sera le tien. Du temps de mes noirs plumages, j’ai parcouru les ciels de nombreuses mers, pays et continents – certains même plusieurs fois. J’ai rencontré de nombreuses vies, de nombreuses formes et bien plus d’événements, mais c’est finalement auprès des hommes que m’ont conduit mes voyages. D’abord pour les demeures qu’ils offrent, puis pour apprécier leurs ignorances de mes hautes vues, et enfin pour savourer de ne pas en être. Mais après mes cent voyages par le monde, après mes cent annonces de l’hiver et du printemps, j’ai fini par trouver chez certains d’eux mes pairs, car malgré mes longs détours et leurs courts chemins, c’est auprès d’eux que je compris ce qui avait fait de mes jours l’étrange enchantement d’une lente traversée qui se chante.
« De mes premières à mes plus récentes envolées, j’ai tantôt tourné en rond, souvent très haut, certaines fois bien plus bas, généralement loin de chez moi, mais hélant, toujours à l’improviste, autour et avec les miens, des complaintes éthérées en aide à ceux qu’ailes ne portent pas. Par milliers de fois, j’ai chanté pour vous et pour d’autres. Je dansai pour les soleils du soir, fêtant le renouvellement incessant de ces fins de lumières, avant de me terrer dans les ruines d’une ancienne grange, bercé par l’eau sous les armatures d’un pont, ou entre la rouge érosion sablonneuse de quelques briques d’une usine depuis longtemps laissée au repos.
« J’ai vécu chez des marins, des ermites, des éleveurs, des étudiants, des artistes, des dresseurs, des soldats, des commerçants, des sculpteurs, des laboureurs, et autant d’idéalistes, de rhéteurs, d’immoralistes, d’amateurs amoureux, de théistes sauveteurs, de rêveurs paisibles, d’excentriques ecclésiastiques, de doux hâbleurs anarchistes, et d’autres sophistes diffamateurs. Voletant près d’eux comme leurs fantômes, au-dessus d’eux sans ombre, j’ai appris à chanter le ton vital d’un bonheur qui s’éveille dans l’annonce d’une liberté que l’on regagne, et à tisser, invisible, les ballets marquant dans les nuances du soir les indicibles satisfactions de se retrouver soi.
« D’Oslo à Gaborone un temps, de Milan à Douala ou de Thèbes à Lagos pour d’autres, j’ai fini par retrouver chez mes hôtes l’expression de mes étapes, données comme passages envolés sous les traits de leurs visages par les rebonds de réflexions sur les directions de vies laissées et leurs voies à venir.
« Un été de craintes, alors que je m’étais établi dans le Baou de Saint-Jeannet, près de Nice, après mon cinquantième voyage, je partageai mon abri dans une falaise avec quelques jeunes hommes qui dormaient sur la pierre, sans feu le soir. Terrorisés, le jour, par les canons animant parfois le village, plus bas, ils ne communiquaient que par codes avec les leurs, qui ouvraient et refermaient les volets de leurs demeures selon la proximité du danger. Mais un matin, pourtant, les canon les trouvèrent. L’un d’eux, parmi les plus jeunes, tomba près de moi, touché d’une balle à l’omoplate qui, rebondissant sur l’os et traversant de nouveau la chair, avait quitté son corps, le laissant en vie, mais également aux yeux des autres pour mort. Je restai près de lui tandis que ses camarades fuyaient. Après de longs mois, il s’était rétabli sous mon chant. Les canons s’étaient tus, et il avait regagné son village. Douze saisons plus tard, je croisai de nouveau son chemin près de Fontainebleau. L’homme, gardant la marque de sa blessure, semblait avoir laissé derrière lui d’ineffables douleurs, tandis qu’il arpentait les sables intemporels de la forêt en compagnie d’une jeune femme à la timidité symbiotique qui écoutait ma voix, absente, séduite par le son muet de ses charmes.
« La même année, enfance d’homme, je traversai la mer impassible de Carthage à Cagliari quand je vis une trière, immobilisée par le court de carburant. À son bord, l’équipage décrépissait dans l’attente, guettant les vagues lointaines, espérant le secours et redoutant l’ennemi. Annonciateur d’aucune augure, je me posai sur le cordage à hauteur de poupe, au-dessus d’un éphèbe anéanti, appuyé au bastingage, que le soleil tâchait d’achever avant son premier combat. Le garçon leva vers moi son regard clair dans un léger mouvement de tête redonnant souffle au statisme agonisant du bâtiment. Il sembla hésiter un court instant, mais ne put réprimer un imperceptible sourire de percer les parures de sa fatigue de survivre – de ces sourires que l’on réserve en songe aux amis perdus, ou qui accueillent, surpris, les trop-pleins émus appelant de rares instants à se ranger parmi les plénitudes d’une courte vie. À cet instant, un océan de feu inonda le mât, scindant le navire en deux et projetant membres, cris, sang et flammes de toute part. Je m’envolai en hâte pour échapper au courroux expiateur de l’obus et, me tournant et retournant vers le brasier sombrant de l’épave, cherchai vainement quelques instants le jeune homme parmi les corps gisant sur le trouble insignifiant des eaux calmes, avant de reprendre ma route, meurtris par la peur et assassiné à demi par les adieux de cette funeste rencontre.
« Je vis bien d’autres morts, autour de ces temps, jusqu’au printemps où les canons se turent. Je suivis les longues routes casanières de nombreux hommes et femmes, peinés puis enjoués, enjoués puis peinés, de nouveau. Chaque transition, chaque rebond, douloureux ou plaisant, offrait à voir d’uniques moments de questionnements éclectiques sur les voies à emprunter, où l’on se recueillait un instant dans ses incertitudes en quête de nouvelles douceurs. Ainsi je retrouvai chez les hommes le tracé de mes sinueux ballets ; tisserand du ciel là où ils serpentaient à terre, je compris que mes interminables migrations ne mèneraient jamais aussi loin que le déroulé des sillons qui se tournent et retournent sur eux-mêmes – s’évader sur place, partir, pour revenir vers et loin de soi, avant de repartir encore, encore et encore.
« Il n’y a pas si longtemps, alors que je dansai un air pour le crépuscule estival d’Oberdorf, j’aperçu un vieillard, paisiblement installé sur un banc de granit disposé contre le mur de sa petite maison. Il s’était absenté un court instant du calme mouvement de son monde pour suivre ma course à la nuit. Sous un arbre, non loin de là, sa famille avait dressé une longue table, où l’on s’apprêtait à servir un plat en crème dont les fumets s’élevaient jusqu’à mes nuages. Lorsqu’il se leva enfin pour rejoindre ses enfants qui l’appelaient, s’appuyant péniblement sur sa canne en bois de rosier, il se tourna une dernière fois vers moi, illuminé par un rayon de soleil qui me révéla une large et profonde cicatrice marquant toute une moitié de son visage, fermant un œil qui ne voyait plus et descendant, irrégulière, de la tempe à la lèvre. Ce n’est qu’alors que je vis que cet œil, pourtant clos depuis des décennies, contemplait dans l’image de ma liberté le souvenir de sa dernière vision bienheureuse, en mer, avant d’être saisi par le feu. Nous échangeâmes une nouvelle et dernière fois la marque de nos reconnaissances, avant de nous quitter pour de bon, rejoignant les voies de nos descendances, mais renforcés, malgré nos âges, par l’éclatant rebond que nous avait offert l’intimité de ces retrouvailles.
« Vois, enfance d’homme, j’ai emprunté maints détours avant de bien vouloir les considérer comme la marque graveleuse et essentielle de mon chemin aérien, pourtant sans forme et sans trait. J’ai d’abord cherché des tours dans ces détours, avant de m’écarter de réflexions sur mes voies. Et pour rendre mes lacets inlassables, j’ai appris à me laisser surprendre par les vents ; c’est parce que mes ailes fatiguées les ont laissé se ployer à leur guise que ces bises ont accepté de si longtemps m’emporter. Je me suis laissé blesser par certains ouragans, incendier par certaines foudres tonitruantes – j’ai laissé des obus guider mes envols, des convalescents décider de mes demeures, et des regards dicter mes joies. Voilà le secret de mes plumes blanches, que je t’offre pour que la sinuosité de ta route te puisse être révélée en son temps comme la lecture savoureuse de ton épopée la plus grande ».
Sur ces mots, l’hirondelle se releva, étira ses ailes fatiguées avec majesté, puis s’envola.
—.
Épilogue :
On écoute trop rarement les hirondelles. Elles volent haut, s’exprimant par deux, parfois par trois, mais trop lointaines pour que leurs voltiges n’arrêtent totalement notre attention. Et même lorsqu’on décide de lever les yeux vers elles, il peut se trouver longtemps sans qu’on ne les puisse voir – un point dans le ciel bleuté puis rougeoyant du soir, dans l’indéfini insondable. À l’image de nos envies, elles s’esquissent à notre insu dans les indéchiffrables soupçons de gaieté signant les qualités d’un beau jour, dont on apprécie le fond sans en entendre la délicatesse formelle.
On écoute trop rarement la stridence de nos hirondelles ; mais les vêpres de leur dur silence, indéchiffrable marque de tous nos manques, ne sont jamais que la signature dans le fait d’inhabituelles disharmonies soulignées par les détournements d’un jour parmi d’autres, sombré dans un repos qui ne viendra pas.
Mais soyons tranquilles – ça crie ce soir.
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