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LARMES RUSSES

J’aime être assis seul, être invisible, lorsque je suis en cours. J’essaye de me placer à l’extrémité d’une rangée, généralement proche de la fenêtre, et je reste là, silencieux, pendant que le professeur nous élève au dessus de nos propres esprits. Je me tourne parfois vers la ville que l’on peut contempler à perte de vue depuis les hauteurs de notre tour. Le bâtiment est laid, la salle aussi, mais ce que l’on nous y apprend est plaisant et la vue magnifique.

Depuis ma place, je distingue deux autres grands immeubles, à droite et à gauche des fenêtres, formant une sorte de nouveau cadre aux toits parisiens qui se succèdent. Ce point de vue donne à la ville une vie nouvelle, calme et douce. Plus de voiture, plus de passant pressé emmitouflé dans un sombre manteau se hâtant de s’extirper des vents glacials de la rue. Il n’y a que les toits immobiles, desquels s’échappent une infinité de cheminées. Seule une dizaine d’entre elles laissent échapper un régulier soupir de fumée grise qui s’évanouit rapidement dans l’air. Il n’y a plus que cette activité des quelques toits qui respirent et des oiseaux qui, comme moi, les contemplent. Ils se déplacent constamment, visitant nichoir après nichoir, en quête de celui qui leur offrirait le meilleur poste d’observation sur la vie d’en bas. Je les vois évoluer par étape, s’élevant peu à peu vers les hauteurs, s’arrêtant ici, s’envolant plus haut, vers là, et, lorsqu’il ne reste plus de perchoir assez bas, entamer le grand voyage vers les hautes tours. Leur vol commence par une prise d’élan en se laissant légèrement planer vers le bas. Lorsque qu’une vitesse acceptable pour entreprendre l’ascension est atteinte, le battement d’ailes démarre et les entraîne progressivement dans une immense boucle qui leur permet de garder de la vitesse et d’éviter une trop forte lutte contre la force qui les appelle vers le sol. Je les regarde tournoyer un instant, passer tout près de ma fenêtre et terminer délicatement leur course en planant vers la cime recherchée. De là, ils n’ont plus à effectuer le moindre effort pour atteindre quelque autre élevé perchoir. Ils sont au sommet. J’admire leur façon méthodique de s’élever, de progresser, sans hâte. Peut-être est-ce leur instinct qui les prévient du danger d’entreprendre un trajet direct vers le sommet, ou leurs petites ailes qui, face à l’effort, les ont résigné à prendre un chemin détourné. Ils savent néanmoins que le chemin le plus court pour atteindre les hauteurs de la ville n’est pas celui de la flèche, car contrairement à elle ils ne reçoivent pas l’impulsion d’une énergie extérieure. Ils voient tout d’abord leur objectif et s’y dirigent en toute sécurité par un chemin détourné, adapté à leurs propres capacités. Mais une fois arrivés plus besoin de détour et la force les tirant vers le sol qui était jusqu’alors leur faisait défaut devient une formidable source d’énergie leur ouvrant toutes les voies de la flèche. Aucun effort, et une multitude de directions possibles pour se plonger de nouveau dans le grouillement organique des bas fonds de la ville.


La leçon s’arrête un instant, quand le professeur décide de suspendre son monologue pour accorder un moment de répit à nos jeunes esprits bouillonnants. Mon stylo cesse son acharnement frénétique contre la feuille qui retient ses empreintes et mes yeux se détournent des mille analogies que je trouve derrière la fenêtre. Je détache mon esprit des mots de notre professeur et rattache toute mon attention sur le mouvement de la classe. Beaucoup se lèvent et, d’un majestueux mouvement du bras, prennent leur écharpe alors qu’ils sont déjà en train de se diriger vers la porte. D’autres s’étirent et sourient à leur voisin dans l’attente que celui-ci n’engage une conversation ou dans la recherche d’un sujet à débattre gentiment (il ne serait pas bon de mal utiliser ce moment de repos en échauffant son esprit de nouveau : comment refuser une offre de ne pas se concentrer ?). Des groupes se forment. On se retourne sur sa chaise, s’assoit sur les tables pour retrouver ses connaissances et refroidir son cerveau à plusieurs. Très peu restent physiquement seuls. Parmi eux, il y en a qui se plongent dans leur téléphone portable ou leur ordinateur, d’autres qui ouvrent un roman ou feuillettent avec intérêt un livre écrit par un intellectuel renommé en le tenant de manière à ce que le titre soit bien lisible.

[...]

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Larmes russes (6 p.)

Larmes russes: Fichiers

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