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SCIENTIA & GAYA SCIENZA 

CHEZ BACON ET NIETZSCHE

Méthodologies pour une post-modernité épistémologique ?

Avril 2018

          Dès les premiers moments de sa pensée, alors qu’il est encore étudiant à Leipzig, F. Nietzsche s’est beaucoup penché sur la philosophie anglaise, et plus précisément sur son rapport à la science, notamment par l’intermédiaire des écrits de grandes figures telles que C. Darwin, I. Newton, et F. Bacon. En effet, Nietzsche s’est particulièrement intéressé à l’utilisation morale de la théorie de la sélection naturelle développée dans les années 1870 à partir des travaux de Darwin — dont il a vraisemblablement lu l’ouvrage De la Variation des animaux et des plantes à l’état domestique (1868) — sur la critique de laquelle se basait son projet de thèse de 1868 sur la téléologie. Il est moins probable, comme le souligne T. Brobjer, que Nietzsche ait lu quelque écrit de Newton, malgré les références faites à ce physicien anglais, aussi rares dans les œuvres publiées que dans les écrits posthumes (Newton est mentionné à quatre reprises dans les œuvres publiées, et autant de fois dans les fragments posthumes, entre 1873 et 1887), ce qui n'empêche cependant pas Newton d’avoir une grande influence sur la méthode scientifique de Nietzsche, qui transparait notamment dans les textes critiques sur les physiciens.

     Bacon quant à lui, s’il intervient également très peu de manière directe dans le corpus nietzschéen, est sans doute des savants anglais celui qui eut une plus grande influence sur la philosophie de Nietzsche, et en particulier sur la méthodologie scientifique que ce dernier envisage de suivre dans l’optique de la « grande politique » sur laquelle devait selon lui aboutir sa pensée. Dans un texte de 1887, effectivement, Nietzsche range Bacon aux côtés de ceux qu’il appelle les « grands méthodologues », avec Aristote, R. Descartes et A. Comte. Bacon occupe pourtant une place privilégiée vis-à-vis de ces autres méthodologues, dans la mesure où Nietzsche semble particulièrement s’inscrire dans sa lignée en ce qui concerne le rapport à entretenir à la science : tout comme le chancelier anglais pour qui, à l’époque des grandes découvertes où l’exploration de l’inconnu est au cœur de la réflexion sur la connaissance, la science et l’art doivent être étroitement liés, Nietzsche reproche à la science de son temps de manquer ce qui en elle « est proprement "musique" », c’est-à-dire de ne pas intégrer à l’observation méthodique du mécanisme un regard d’artiste.

     Dès lors, là où la division de la scientia (en latin, « savoir ») présentée par Bacon met en évidence une interaction entre la philosophie (comprenant ce que l’on appellerait aujourd’hui les sciences dures, notamment la physique et la mécanique) et la poésie — interaction soulignée dans l’énoncé de fiction performatif du Père de la Maison de Salomon, dans La Nouvelle Atlantide (1627) —, la Gaya Scienza de Nietzsche (expression occitane dérivée de Gai Saber et caractérisant la manière de faire de la poésie lyrique, vraisemblablement trouvée chez Stendhal), exposée dans Le Gai Savoir (1882), se présente comme une arme épistémologique contre le nihilisme gagnant jusqu’aux principes méthodiques de la science de son temps, en disant, comme Aurore (1881), un « oui, profond, mais lumineux et plein de bonté » et présentant des « vers [qui] trahissent suffisamment au sortir de quelle profondeur le "savoir" est devenu gai ».

     Cependant, si Bacon établit sa division de la scientia avant ce que les philosophes du XXème siècle de la discontinuité scientifique, comme A. Koyré et T. Kuhn, considèrent comme la première grande révolution scientifique et peut, de ce fait, être considéré comme pré-moderne, comment Nietzsche  — connaissant non seulement le programme scientifique de Bacon mais aussi la méthodologie proprement moderne (au sens mathématique, scientifique entendu par Koyré) de Newton de faire de la science, et qui plus est intégrant ces deux influences à sa méthodologie scientifique — peut-il justifier cette volonté de réactualiser, d’une certaine manière, le programme de la scientia baconienne par sa Gaya Scienza dans un mouvement qui ne soit pas régressif pour l’épistémologie mais qui dépasse cette critique qu’aurait pu également lui adresser Koyré ? En d’autres termes, comment Nietzsche, en tant qu’héritier de Bacon dans son positionnement vis-à-vis de la science, permet-il de réactualiser le projet baconien dans le contexte d’une modernité scientifique bien ancrée — en tant que paradigme épistémologique d’une science normale, pour reprendre le mot de Kuhn —, faisant non plus de cette considération sur les savoirs une utopie idéaliste pré-moderne, mais un projet dépassant les apories rencontrées par la mathématisation de la science moderne — devenant en ce sens ce que l’on pourrait appeler un projet de révolution scientifique post-moderne ?

     Dans ce qui suit, nous tenterons donc de montrer comment dépasser la thèse de Koyré sur la pré-modernité scientifique de Bacon à partir de la critique par Nietzsche de « l’abominable unité » visée par la science moderne, sous le coup de laquelle nous verrons que tombe encore non seulement la méthode de la science dite moderne, mais également la critique que Koyré adresse à Bacon. Nous verrons donc, à partir de cette critique nietzschéenne de l’unité et des autres « mouvements de notre esprit les plus solidement établis, [constituant un] habitus philosophique, [une] nécessité psychologique », comment certains paradoxes de la science moderne — plus précisément de la physique quantique, en particulier les problèmes liés à la mesure quantique — peuvent être dépassés en suivant le projet épistémologique que Nietzsche construit à partir de la scientia baconienne.

     Pour ce faire, nous verrons dans un premier temps comment se précise la méthodologie nietzschéenne à partir de Bacon tout en s’en distinguant dans une certaine mesure — l’analogie prime, chez l’auteur du Gai Savoir, sur l’induction —, ce qui nous permettra de préciser la nécessité du rapport de l’art à la science souligné par Nietzsche dans le personnage Bacon-Shakespeare. Suivant cela, nous nous pencherons sur la similitude et l’usage des métaphores dans les projets nietzschéen et baconien en en soulignant l’enjeu épistémologique. Nous verrons enfin comment ces considérations permettent d’apporter une réponse à la critique de Koyré, réponse à partir de laquelle nous verrons que le projet épistémologique de la Gaya Scienza — entendu comme équivalent scientifique de la grande politique — peut permettre de dépasser certaines apories de la science moderne, notamment celles de la mesure quantique.

[...]

Scientia & Gaya Scienza: Texte

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Scientia & Gaya Scienza

chez Bacon et Nietzsche

(18 p.)

Scientia & Gaya Scienza: Fichiers

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