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TERTIUM DATUR (1/3) : MĀYĀ

Ou : "Le défilé pendant la guerre"

Une histoire de Marc —.

De retour chez lui, Marc ressentit une profonde tristesse en contemplant de nouveau l’insalubrité de sa petite chambre où il se retrouvait bien seul. Il gagna le centre de la pièce, comme pour se recentrer vers le point où il situait l’origine de son pauvre équilibre, et s’arrêta un instant pour reprendre ses esprits, inspirant de profondes bouffées d’air en relevant le front vers l’extérieur, où poignait une faible lueur comme premier augure d’un nouveau ciel radieux tout en luttant pour ne pas laisser les larmes s’écouler de ses yeux. Au regard de son appartement, ce soir-là, le jeune homme avait été entraîné de manière bien fortuite dans une affaire des plus absurdes qui le bouleversa si bien qu’il en rêva plusieurs jours durant.


Contre toute attente, son chemin l’avait détourné vers un lieu qui lui était inconnu. Le soleil avait gagné son zénith d’un coup sans que l’on ne s’en soucia et, suivant son ascension, Marc s’était hissé au plus haut point de la ville, au bord d’une Seine dont les berges s’étaient éloignées d’un bon kilomètre, sur la coque sèche de l’immense épave d’un bâtiment manifestement échoué là depuis bien trois ou quatre lustres. Perché à une centaine de mètres de hauteur sur une épave dont il ignorait l’existence, mais sans se poser de question à son propos, Marc résolut d’attendre avec son camarade, observant la berge opposée, qu’un mouvement alerte sa vigilance et le pousse à agir.


« Qu’est-ce que je fais là ? » demanda Marc, sans quitter des yeux l’horizon, à l’étrange personnage qui était soudainement apparu assis en tailleur à son côté. N’obtenant aucune réponse, il se tourna vers son nouveau voisin qui restait aussi immobile et silencieux que s’il fut de pierre. C’était un homme d’âge mur, mais dont les yeux perçaient le lointain avec une ferveur telle qu’elle lui donnait un air de jeunesse et de puissance incroyable, qui contrastait avec sa chevelure grisonnante et son visage taillé au couteau. Bien qu’il fût assis, les coudes reposant sur ses cuisses, son pantalon de treillis et sa veste de lin beige laissaient deviner un corps frêle et mince sans pour le moins montrer d’infime signe de fragilité. Ses manches retroussées laissaient paraître des avant-bras dont la peau ne couvrait autre chose que des muscles finement dessinés qui s’agitaient au moindre mouvement de ses doigts croisés. Toujours immobile, l’homme gardait son regard fiché dans la plaine s’étalant derrière l’autre berge sans jamais se déconcentrer. En s’attardant un instant sur le sombre bleu de ses yeux soulignés par une ride s’élongeant finement en leur coin, Marc fût pris de la curieuse impression d’avoir déjà entretenu commerce avec cet inconnu.


« Eh l’ami, est-ce qu’on se connaît ? » lui demanda Marc en vain. Seules les boucles délicatement rejetées en arrière de l’homme voulaient bien souffrir l’infime mouvement que leur imposait un léger alizé crépusculaire. Le jeune homme se détourna de son ainé, comptant sur le temps qu’ils devraient voir s’écouler ensemble pour lui donner la parole. La rive qu’ils surveillaient était inondée d’une teinte safranée que jetait sur elle la position du soleil descendant, et surplombée d’un mince rideau pourpre dont la tiédeur se trouvait relevée par une carnation chaleureuse et exaltante.


« Bonsoir les jeunes ! lança derrière lui une voix qui fit sursauter Marc. Au menu de ce soir, soupe de patate douce et de rutabaga. Bon plat pour bon militaire qu’on a préparé avec… Oh ! Pardon Monsieur, lâcha l’homme en s’arrêtant net dans son ascension de la coque vers nos deux guetteurs lorsqu’il posa son regard sur Marc, je ne vous avais pas vu ». C’était un petit homme trapu coiffé d’un béret d’aviateur et équipé d’un énorme sac de randonnée dont les bretelles sciaient ses aisselles laissées nues par un débardeur qui avait dû être blanc en un temps passé, avant de prendre la couleur jaunâtre de la poussière retenue par la transpiration. Il avait de petits yeux pétillants et un sourire qui s’était révélé d’autant plus satisfait lorsque sa stupeur d’apercevoir Marc avait fait place à une émotion très vive qui semblait proche de la timidité caractéristique des mémorables rencontres.


« Pardonnez mes manières Monsieur, je vous avais pris pour ce que vous n’êtes pas.

— Ah, ça ! Enfin… Il n’y a pas de mal, bien entendu.

— C’est fort aimable, Monsieur, dit l’homme en posant près de lui son imposant paquetage.

— Et qui suis-je, si vous me connaissez ?

— Monsieur, vous êtes dans votre camp ! dit-il en souriant comme s’il s’était agi de la plus grande évidence qu’il fut.

— Lequel est-ce ? »

L’homme fit mine de ne pas entendre. Il s’était accroupi et avait sorti de son grand sac deux petits bols d’aluminium qu’il avait aligné devant lui, à même le sol. Il fouilla un long moment dans son barda en grommelant quelques inaudibles invectives portées contre lui-même. L’acolyte de Marc ne cillait toujours pas. Suivant son regard, le jeune homme se retourna vers la plaine qui conservait tout son flamboiement. Mis à part quelques arbres bordant le fleuve, le lieu était désert. Marc se demandait bien ce qu’ils devaient surveiller lorsqu’en plissant un peu les yeux, il discerna d’innombrables petits points se déplaçant dans le décor, comme autant d’hommes courant en désordre sur un gigantesque terrain vague.

[...]

Māyā: Texte

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Māyā (11 p.)

Māyā: Fichiers

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