Réalités entre-deux

L'ÉNERVEMENT
Extraits choisis
Avant-propos
JEUX DE CARACTÈRE
Extrait bientôt disponible
LA CITÉ AUX BULLES
Extrait bientôt disponible
DU BLABLABLA
127 et 128èmes jours
Un apprentissage solitaire
De soi-même
Et de l'autre
Cadratin point —.

APRÈS QUELQUES ANNÉES
L'énervement – Avant-propos, par Ère Kah
Où commencer pour bien finir ?
Au départ de cette année de plus de 400 jours, je ne le savais pas. Quel était le but, quelle était la tendance, quelle allait être la fin ? Je n’avais rien d’autre qu’un sentier montagnard s’ouvrant devant moi sur un brouillard et le sentiment d’une nécessité absolue de m’y engager, malgré les dangers d’inévitables chutes qui m’attendraient. Il fallait progresser avec patience, espérer que la brume se dissipe et garder à l’esprit l’engagement que je me fixai ; poursuivre l’ascension de moi-même jusqu’à ce que l’horizon apparaisse, jusqu’à ce que je découvre, au loin, quelques reliefs me permettant d’identifier mes monts, mes vaux, leurs dimensions et les chemins à choisir lors de bifurcations menant vers les glaçantes hauteurs ou les sombres profondeurs — choisir de s’y rendre, une fois sorti de mes propres ombrages de manière à éviter les regrets des directions aléatoires, ou bien décider, une fois arrivé là, de faire demi-tour et de se réfugier dans les épais brouillards, de tomber encore, retomber et se perdre alors (car du labyrinthe du temps on ne se sort pas).
Les premiers jours de ce voyage marquèrent ainsi les errances d’un jeune voyageur ignorant tout de son propre empire. Perdu après quelques années passées à sonder à tâtons, dans la boue et le froid, les profondeur d’une identité indéchiffrable, d’un monde dont je ne parvenais pas plus à saisir de régularités que de lois, je fus pris d’une douce folie, d’un furieux énervement contre moi-même, contre cette incapacité à trouver mon chemin pour me sortir d’une brume insupportable au sein de laquelle je croisai, souvent, quelques ombres de l’autre monde qui, pour leur part déambulaient sans crainte, insouciantes, contentées depuis longtemps par leurs craintes, et qui pour cela m’étaient insupportables. Alors, désespéré mais refusant de rejoindre leur abandon, démunis, je me mis à me parler à moi-même, à me dire moi-même, espérant que ce mince souffle d’espoir, provoqué par une illusion de réflexion aléatoirement menée sur les détails insignifiants de cet état de perdition, viendrait à devenir assez puissant pour écarter la brume, et me remettrait sur le chemin d’un paysage sans nuages.
À l’automne, première saison de mon monologue solitaire, je pris la dangereuse décision de la facilité en suivant le seul chemin que je pouvais discerner ; celui de la pente. Je me laissai alors descendre dans mes profondeurs sans n’y rien voir, sans n’y trouver autre chose qu’une expression plus lourde d’incompréhensibles problèmes, que je recueillais sous une forme plus dense et vile de cet énervement. Alors je criai, frappant contre les murailles du brouillard qui m’enfermaient dans un assourdissant silence — mais refusant toujours, cependant, l’abandon aux difficultés d’être moi-même, dans ces lieux si terriblement désertés des ombres.
Puis l’hiver arriva, figeant un peu de cette brume en glace et affermissant le sol spongieux, facilitant ma lente progression. Redoutant la chute, j’abandonnais la pente et longeais le flanc, à la dérive, jusqu’à ce que les hasards d’une endurante progression me découvre un petit sentier de pierre blanches. Je le suivis longuement, un peu plus rapide, accompagné d’une nouvelle once de confiance modérant imperceptiblement ma colère jusqu’à ce que le chemin embrasse la pente en direction des hauteurs. Restant debout à grand peine, je désespérai de nouveau. Mais je sentis alors plusieurs mains se poser sur mes épaules, mon dos, pour soutenir ma progression : silencieusement, Marc, Māyā et le mentor, ces trois personnages que j’inventai comme différentes versions idéales de moi-même — ou de moi-même en tant qu’autre — lorsque je devais me réfugier de ma solitude dans un dialogue impossible, répondaient enfin à mes appels. Ils étaient bien là, lors de la saison précédente, mais étaient restés tapis dans l’indiscernable, quelques pas derrière moi, encore trop peu précisément formés par mon esprit égaré dans une solitude qu’il n’avait pas suffisamment domptée. Māyā était omniprésente ; elle me dictait les lois de sa perfection, lois de ma conduite vis-à-vis d’elle en tant que figure aimable de l’autre dont ma solitude était alors si éloignée. Marc, plus discret, incarnait le non moins grand rôle de l’apprenti, du receveur de nouveautés, du cartographe réservé mais appliqué à souligner les traits contradictoires de ses guides, et à se les intégrer. D’abord simple boule d’argile récoltant une masse considérable de matière sur son passage, il s’informait peu à peu, se modelant en lui-même d’abord une paire de jambes grossières, une figure sans visage, et le reste d’un corps d’homme, ensuite, qui se précisa et se raffina au cours du temps — comme une ombre que dessinaient derrière moi mes deux guides. Le mentor, quant à lui, ennemi et antithèse de Māyā, s’exprimait régulièrement par la voix des autres ; véritable livre ouvert sur les savoirs d’empires similaires, jadis explorés (parfois conquis) par des marcheurs ancestraux ayant été plus haut et plus loin que tous — il façonnait Marc de l’intérieur.
Avec l’arrivée du printemps, le brouillard s’éminça en d’épais nuages s’affaissant dans les flancs de montagne en obstruant l’horizon, mais découvrant à l’entour quelques arbres, l’étendue de petites plaines et par moments un coin bleu de ciel. Une direction put être prise ; on s’arrêtait, longuement, à attendre les indécisions des nuages noirs, jusqu’à ce que l’un d’eux se décide à nous présenter dans le lointain un trait de route, un bras de chemin pouvant être entrepris comme futur. On regagnait le silence, concentré sur la route, écoutant les lectures montagnardes du mentor et les encouragements de Māyā. Quelquefois, des ombres sorties des profondeurs du brouillard se joignaient un moment à notre progression, mais elles disparaissaient rapidement, irradiées dans l’oubli d’un rayon de soleil imprévu — duquel s’ensuivaient la douleur illégitime d’un sentiment d’abandon.
L’été, enfin, termina de dissiper le mauvais temps. On découvrit que nous étions sur une colline chétive, entourée de monts escarpés d’où l’on verrait le monde, et que le mentor s’empressa d’étudier, de loin, d’en bas. On découvrit également les ravins à franchir, les crevasses à dépasser, quelques-unes des nombreuses falaises à éviter pour regagner de la hauteur. Le monde intérieur se présentait dans ses plus grandes lignes, depuis un point précis ne délivrant pas tous les secrets du relief. Mais la plus grande révélation de ces découvertes furent ces visages inconnus, postés en différents observatoires, qui contemplaient avec une attention sage les lieux que l’on ne pouvait voir. Non plus des ombres, non plus des créations imaginaires d’une trop longue errance ; ils étaient tous ces individus venus d’ailleurs les regards éclairant d’autrui sur nous-mêmes, sans nom, qui avaient saisi — par un heureux détour dont ils garderaient pour toujours le secret — l’occasion de venir tracer un délicat chemin dans ce monde. Avec l’été, je découvris enfin que c’étaient les autres qui traçaient en moi-même les routes menant à moi-même, que c’étaient leurs silences qui m’y dirigeaient, leurs sourires qui m’y accompagnaient. Et découvrant ces chemins, découvrant leurs regards sur ces contrées que je ne pouvais voir, ces lectures perçant les plus épais brouillards, je compris finalement qu’ils étaient les routes à suivre pour se soucier de la mouvance de l’un et de l’autre, pour parvenir à se sortir de soi.
Cette longue année ; une lente prise de conscience de la nécessité du souci de soi (epimele seautô — epimeleia heautou), de la culture de soi, jusqu’à l’incessante refonte d’une brève connaissance de soi.
Dans les premiers temps de ma solitude, j’appris à me combattre, cherchant les armes qui me permettraient de me braver et de me défendre contre mes faiblesses, mes craintes, mes incertitudes, tout au long de mon parcours. En parlant seul, puis (seulement) à Māyā ou au mentor, j’appris à discourir, à me désapprendre (di-scere), me défaisant de mes habitudes, de mes opinions reçues des ombres sur l’étendue de mon brouillard, pour mieux me pencher sur elles puis les laisser sur le côté du chemin, ou réapprendre à leur donner un sens, en les confiant à l’argileuse constitution de Marc. Je tâchai donc de me convertir à moi-même, établissant un certain nombre de relations à cette entité embrumée que j’essayai d’orienter vers une certaine fin — de me porter secours [1], au fond, tâchant de me « soigner sans cesse » de cet énervement afin d’essayer de « vivre de façon salutaire » [2].
Comme Alcibiade le trop jeune [3], ambitieux et intempestif, j’étais arrivé en un point de passage de ma vie où je voulais chercher à me dépasser pour pouvoir servir à l’autre en le surmontant, refusant de me contenter de ce que m’avait octroyé les éducations reçues depuis ma naissance. Mais comme lui, je m’apprêtai alors à devenir l’un de ces hommes trébuchant de Galien [4] ; ces hommes qui, trop inquiétés d’eux-mêmes, ne parvenaient plus à se guérir de leurs propres passions — de ces hommes qui n’avaient pas consenti à s’en remettre à l’autorité de l’autre.
Avec l’été, je rencontrai diverses figures d’un Socrate montrant à Alcibiade qu’il est plus fort que lui ; je trouvai mon chemin chez les autres, m’éduquant à passer d’être aimé (eroménos) à amoureux (erastês). J’appris à ne plus vouloir me défendre des autres, à ne plus vouloir les dépasser par le rendu de toutes sortes de services désintéressés, en leur apportant ce que je voyais en moi comme besoins nécessaires à tous, mais à l’aimer pour sa particularité, à m’y soumettre par amour par lui, à éduquer cet amour des points de vue que l’on ne peut avoir et permettant de se grandir, de se hisser sur les hauteurs plus rapidement que porté par ses propres lourdes et trop fébriles jambes.
Pour me sortir de ce grand énervement, il me fallut apprendre à me soumettre aux différences de l’autre, à cet amour que je sentais en moi mais dont je craignais qu’il ne m’emporte, à la façon d’autres passions, et que je ne voulais pas encore éprouver pour lui. Il me fallut laisser de côté l’idolâtrie d’une Māyā imaginaire pour l’amour réel d’une imperfection, d’un moment, d’un passage — me soumettre à un amour spirituel, m’abandonner d’un amour philosophique à l’autre (également pour ses gouffres et tonnerres) qui donne sens et maturité pour plus d’un à la culture et au souci de soi-même.
Sagesse, justice, tempérance, courage… Jusqu’alors, j’avais eu conscience de devoir m’appliquer à quelque chose, mais ignorais à quoi : je choisis finalement que ce serait à une application de ces vertus dans le rapport à soi comprenant (en premier lieu, peut-être) le rapport à l’autre en tant que part de moi-même en s’y soumettant entièrement, et non le rejetant, et non en l’écrasant.
De la sorte, j’avais parcouru une première étape ; celle de me regarder dans un miroir. Mais la seconde allait être de souligner en lui le rôle qu’il pourrait prendre pour moi — me montrer comment m’occuper de moi-même, de mes capacités à me servir de moi-même. Ce miroir, je me le présentai par l’intermédiaire de Māyā ; figure de l’autre au fond de moi-même en tant qu’idéal, et sa règle sous-jacente, que l’on avait pu vulgairement nommer « Surmoi ».
Un premier épicycle s’était conclu. Je quittai Māyā pour Aloïse (« l’autre » ; epimeleisthai allois) et afin de reprendre cette course de fond par l’initiation d’une nouvelle année. Car s’il y eut bien un changement, une nouvelle petite (temporaire ?) compréhension de moi-même tirée de ces déambulations mettant à ce grand énervement un terme, la quête de soi ne fut ainsi qu’initiée : « si l’on veut devenir un homme accompli, chacun a besoin de s’exercer pour ainsi dire toute sa vie [5] » dit encore Galien. Se donner les moyens de devenir un devenir, en somme, à la manière de ce Marc d’argile, toujours évoluant et perfectible.
Deux ans après cette longue année, je suis de nouveau un fantôme errant dans la ville, entre les souvenirs de cette période d’énervement solitaire. Pour le remercier de ses vues, je rôde, inoffensif, auprès de l’autre en essayant de lui apporter autant que je le pourrais pour moi-même. J’ai rencontré une Māyā tout aussi impossible et inatteignable que mon rêve, cependant, qui est entrée dans mon présent par nombre de vagues d’imperfections qui constituèrent par-là même, progressivement, une beauté plus parfaite à mes yeux que celle de l’être si complet que j’espérais retrouver parfois en songes. Aussi insondable qu’elle par la particularité qui la rend « elle-même », aussi pure qu’elle dans la férocité à progresser innocemment sous mon regard admiratif, accablé et surpassé par les grondements de cette beauté que je cherchais dans un idéal, et que je trouvais à mon plus grand étonnement dans tous ces singuliers détails d’une personne qui en était si éloignée — un orage tumultueux, une tempête constante face à la réalité que je finis par cesser de fuir et même par aimer, personnifiée en cette femme incarnant cet exact milieu que je peinais à atteindre (sans savoir, alors que tel était l’objet de ma quête violente) entre le rêve et le monde. De plus que Māyā elle a la simplicité infinie des possibilités qu’offre l’existence présente, la réalité si particulière promettant l’étonnement de ce que mes rêves ne peuvent espérer ou prévoir.
Je ressens, avec elle tout ce que je découvrais auprès des différentes Mayïaā ou de ma belle grecque cette année-là, mais aussi ce que j’espérais de celle que je voyais comme un futur, sans nom ni visage. En tous ces mots passés, je retrouve alors mes sensations. Avec la plus belle des différences, cependant, qui fait que je garde les plus beaux souvenirs de chacune d’entre elles ; le fait — peut-être bénin — que j’apprenais sans cesse une nouvelle façon, chaque fois plus affinée, d’aimer profondément et toujours d’une nouvelle manière.
Ce ne sont pas les sentiments qui nous perdent, mais tout ce qui arrive avec eux à l’entour lorsque, trop émus comme nous pouvons l’être par leur puissance, certains détails de notre quotidien prennent une dimension inattendue, incertaine, dangereuse parfois, aux premiers abords — mais il suffit d’un peu de recul pour dompter ces soubresauts sublimes qui, dès lors, deviennent autant de trésors.
Je voudrais ne plus subir les rages présentes, m’efforcer de les vaincre en les faisant tomber. Et pourtant, qu’y pourrais-je jamais… ? Il suffirait de redevenir spectateur d’une énième idole, voir ses ambitions les plus lointaines et ses rouages quotidiens comme une beauté qui se contemple. La difficulté est de bien vouloir détacher ses ambitions des miennes, d’accepter de voir son bonheur la laisser voguer, dans une paix rétive, parmi les tumultes de son insondable fleuve… L’effroi d’un éclat, cette fois, pourrait être pris dans l’appréciation délicate de ses innocentes fureurs — un sublime constat : la catastrophe événementielle de ce qui ne peut plus m’atteindre… ? Mais il faudrait, à nouveau que bien je veuille me distancer de ce réel, pour retrouver l’apathique frivolité de la vie des songes… — mensonge(s)… ?
Peut-être simplement repasser une saison en enfer, et me sonder encore… et encore…
[1] Cf. Marc-Aurèle, Pensées, III, 14.
[2] Épicure, Lettre à Ménécée.
[3] Cf. Platon, Alcibiade.
[4] Cf. Galien, Du diagnostic et des traitements des passions de l’âme, 2.
[5] Galien, Du diagnostic et des traitements des passions de l’âme, 4.

JEUX DE CARACTÈRE
232ème jour
Mes personnages n’ont pas de passé, et certainement très peu d’avenir. Ils apparaissent comme une voile que l’on déploie et qui se gonfle dans les grands vents du large, comme des médiums salvateurs des situations où je me trouve à stagner dans l’impossibilité de remuer le poids de mes ennuis futiles. Ils me poussent lorsque, le vague à l’âme, je suis trop balloté, sur le point de sombrer. L’un d’eux est la voile qui me tire, tel autre le vent qui me pousse ; les liens qu’ils tissent m’animent dans cet équilibre qui permet que je m’avance, à mon tour, sur les devants de cette grande scène que je ne me contente plus d’observer silencieusement, tapis derrière le rideau de velours. Avec eux, d’abord, je m’engage. Par eux je m’exprime. Puis, lorsqu’ils ont déclamé leurs dernières répliques, lorsque je peux ne plus les regarder que comme d’agréables souvenirs, je les remplace sur les planches et, dans le confort des regards sereins qu’ils me portent depuis l’arrière-scène, je reprends la parole — le rideau et les voiles retombent ; la polacre avance.
Aujourd’hui, je prépare mon départ des Alpes. Je range la maison, blanchis les angles et caresse du balais les sols. Je suis doucement triste avant même de partir, comme si quelqu’un venait de me quitter, et je contemple les pointes des conifères qui me font face, sur le flanc de montagne opposé, comme je contemplerais d’un œil distant les caractères assassins qu’une lettre emploie pour annoncer une fin quelconque. La montagne que je contemple devient un signe de mon départ. Tout en elle m’empêche d’apprécier sa beauté que je ne parviens à retrouver, cachée comme elle l’est derrière les paroles lancinantes de ces pins et falaises que je n’entendrai bientôt plus.
En fin de matinée, le ciel s’est couvert. Après une semaine d’un bleu très pur, quelques traits de nuages se sont glissés sur ma vallée en débouchant de l’ouest, apparaissant au-dessus du dernier mont enneigé. Le ciel blanchit d’une mousse délicate avant de s’obscurcir, tendant vers un gris profond, par endroits presque noir. Le vent tombe. Les grands arbres sont comme pétrifiés dans l’attente de l’orage qui s’annonce ; leurs feuilles, généralement si volages, se sont comme assoupies, blotties dans un mutisme craintif à l’écoute des premiers grondements lointains. Derrière les arbres, plus bas, j’entends la peur de quelques moutons terrorisés par les sourds craquements du ciel.
La pluie arrive enfin, martelant de ses fines attaques les petites pierres du chemin qui se noircit à son passage, devant la maison. Le tonnerre entame d’une voix magistrale ses premiers fracas et reçoit en écho les longs bêlements stridents d’un troupeau de moutons qui, cachés derrière l’obscurité des arbres, attendent démunis leur sentence. Des traits d’eau couvrent peu à peu les autres montagnes, dans un voile trouble tombant comme un rideau de soie grisée par l’âge, me cloîtrant à l’abri du balcon où je ferme les yeux pour sentir résonner les grognements foudroyants des hauteurs au creux de ma poitrine, ces râles d’outre-tombe qui déchirent l’espace des vaux comme si les montagnes se fracturaient sous la force des éclairs et s’ouvraient en deux, dans le mugissement d’un effort titanesque, sur de nouvelles vallées.
Le vent se lève à nouveau, m’apportant quelques vapeurs humides d’herbe fraichement coupée, de bois vert et de poudre de calcaire détrempée. L’air est de plus en plus frais et le brouillard gagne les arbres qui m’entourent. Bientôt il n’y aura plus que les torrents s’acharnant contre la toiture et les éclairs pour me délasser du grand blanc uni derrière le garde-corps de bois du balcon d’où coulent déjà, unes à unes, quelques gouttelettes brillantes. Même cette agression étrange, pourtant, ne parvient à m’enlever le spleen de mon départ. Je regarde avec envie l’orée de la forêt, songeant à m’accroupir au bord du ruisseau qui longe le chemin descendant vers le chef-lieu, à ressentir les quelques gouttes qui seraient habilement parvenues à défier les feuillages pour se frayer un chemin jusqu’au sol où la terre devient boue, où les branches mortes cassantes deviennent pâteuses, où les écorces des troncs se parent des empreintes sinueuses de quelques autres perles larmoyantes.
Soudain la plainte des monts s’abrège. La brume se dissipe doucement, tandis que les dernières frappes de pluie tracent leurs ultimes ondes dans l’ancien lavoir du village. Plus à l’ouest, le blanc du ciel a rendu place à celui des dernières neiges, et illumine les éboulements sur lesquelles elles tombent, sous les cascades des eaux de glace, comme le scintillement de mille bris de cristal.
La mort dans l’âme, je renonce à cette dernière visite que je voulais rendre aux aigles, près du col. J’hésite un instant à faire un rapide tour du côté des falaises, mais le chemin s’escarpe lorsqu’il les traverse, et ces trombes d’eau ont certainement rendues les roches dangereusement glissantes. Mon ménage terminé, je me contente finalement d’aller apprécier les dernières vapeurs d’usnées sur les écorces bourrues par le temps en empruntant le chemin de la vieille bergerie qui commence à quelques pas du chalet. La pluie, me dis-je alors, comme l’obscurité n’est à craindre que par les habitudes de ce qui me conforte.
La peur, en effet, est une habitude à prendre, comme la plus bête qui soit. Seul dans cette maison pour trente personnes — que je connais dans ces dimensions depuis mon enfance, peuplée de bruits et de mouvements incessants nuits et jours — je craignais ces moments nocturnes de solitude, car lorsque la maison est pleine et que je suis le dernier à me coucher, ce grand espace toujours si plein devenu vide me donne plus subtiles frayeurs. Mais là, seul, le silence et le noir deviennent ma norme, remplaçant les rires, faux et forts, de mes cousins, oncles et tantes, le bruit de la vie dans les craquements des marches de bois que l’on foule, ou les tintements de couverts ou de plats que quelqu’un remue dans la cuisine. Le vide, ainsi, n’apparaît que lorsqu’on a pris l’habitude du plein, mais il se change en de subtiles plénitudes quand le temps nous permet d’approcher sa finesse.
Maintenant je n’ai plus que le ronronnement du torrent, au fond de la vallée, que j’entends malgré les portes vitrées fermées, et les chaleureux craquements du feu qui dort. Moi seul avec ses flammes, une ampoule n’est plus rassurante présence, mais perversion dans ce brulant cocon de silence. Parfois, je crois, il bon de faire un peu de noir, poser ce voile nuiteux sur nos apparences, pour que l’on puisse enfin tendre l’oreille et s’instruire à s’entendre.
La pluie, également, cesse d’appartenir à cette humidité acerbe qui attaque l’aspect chaleureux que nous fournit le vêtement sec. Seul en son sein, je suis tenté d’y voir la tonalité nouvelle du chant des bois ; car la faune elle-même se comporte de manières différentes sous ce nouveau masque que revêt la montagne. Or celui-ci n’est-il qu’un déguisement agressif aux griffes acérées ? Il tient à nous, encore, d’attribuer à notre personnage le rôle qui lui convient pour notre dessein — et les bêlements cesseront quand l’agneau accueillera les premières ondées en relevant le museau pour être caressé de leur fraicheur.
Mes personnages, à l’image de cet orage, sont l’humeur spontanée de l’inattendu. Ils m’effrayent moi-même, à première vue. Leur agressivité, leur distance, leur pédanterie parfois, me provoquent souvent un méprisant mouvement d’incompréhensif recul. Mais comme les peines douloureuses, j’apprends lentement à les accueillir et parfois, quand la force m’apparaît, je les dresse en puissances battantes. Cela, tu t’en doutes, bien avant que je ne commence à jouer mon rôle (ou celui que je crée pour telle ou telle occasion) : mais il y a un dressage. Et comme je n’exige pas de l’orage qu’il m’apporte une pluie chaleureuse mais plutôt de mon regard qu’il me montre les doucereux réchauffements de l’eau de pluie, je ne dresse pas mon personnage pour qu’il puisse me convenir, mais bien mon étude de cette entité — à premières vues si choquante — pour que mes yeux y découvrent la légèreté de ce qui lui convient dans tout ce qui me hante.
« Qu’en dis-tu ? » Faire vivre le personnage, l’incarner dans toute son altérité ou le représenter en tant que ce que je ne suis pas… ? Ces approches deviennent troublantes tant elles sont difficiles ; à apprendre à écouter et voir, il n’y a plus d’effort à jouer son rôle, mais une délicate application à se montrer vivre — …
Avant de me coucher je danse, heureux d’approcher ce que je veux, car une journée n’est vraiment ensoleillée que par la ponctuation d’une mélodie et de quelques pas jonglant de nos deux pieds, avant d’écrire dans mon journal :
« Je ne veux pas être associé à mes croyances, dont je me détache, qui plus est, mais à mes jeux. Le théâtre, la scène, le temps : ce sont là des éléments qui auront leur importance pour moi.
Jusqu’à présent, je n’ai jamais écrit au futur… Pour lui : je le ferai. Et je ne craindrai pas d’employer ce temps avec toutes les certitudes (ou incertitudes) qu’il implique-ra ».

LA CITÉ
AUX BULLES
117ème jour
J’ai passé la journée dans une grande cité ; la grande cité aux bulles. Il y a une sélection difficile pour pouvoir accéder à ces ballons, sortes d’ascenseurs qui permettent de monter dans les hauteurs de la ville. Il y en a une cinquantaine à l’entrée de la ville. Une fois à eux, on doit se pencher sur leurs socles pour qu’ils se gonflent. En fait, ce sont plus de gigantesques bulles de savon ovales d’une circonférence pouvant accueillir entre une et une vingtaine de personnes. À leurs pieds des émotions sont inscrites sur leurs socles, des ressentiments ou états qui nomment les différentes bulles, comme « love », « friendship », « faith », « hopelessness », « hatefulness », « neighbours », « innocence », etc.
La foule est présentée à ces socles alignés dans une grande salle (sorte de hall d’entrée de la ville haute) au plafond si haut que l’on ne peut l’atteindre de l’œil. Au milieu de toutes ces bulles, une estrade que l’on gagne par des escaliers en forme de fer à cheval donne accès aux trois socles des plus grosses bulles ; celles que le plus grand monde peut prendre, car la reconnaissance de soi dans les adjectifs qui les sous-titrent est facile — et l’on choisit sa bulle en fonction de soi-même. Ceux qui doivent choisir parmi les ballons les plus fins trouvent leur transport de ce qui est plus difficile à faire éclore.
La sélection est difficile pour accéder à la ville haute. Les places sont rares. Une trentaine de personnes uniquement y accède par jour, et elles sont triées sur le volet, sélectionnées — on ne sait trop comment.
Ce jour-ci, c’était à mon tour. Je me retrouve là avec mon idéal et un de ses amis. Nous cherchons nos bulles sans trouver. J’apprends alors que la mère de Māyā est là aussi. À sa rencontre, je nous découvre quelques points communs (entre autres la génération de cette idéalité — mais la mienne est impossible, quand la sienne est bel et bien là), alors nous cherchons s’il peut y avoir une bulle pour nous deux avant que les qualificatifs ne changent (car ils sont adaptés aux passagers quotidiens, pour une courte durée après laquelle ils nous quittent pour en rejoindre d’autres).
Sauf que pour nous, aucune bulle. Nous sortons. C’est une erreur qui n’aurait pas dû arriver. Les passions ne trompent pas, et les bulles sont omniscientes vis-à-vis de nos passions. Mais elles ne fonctionnent pas pour nous deux du fait que nous concevions un individu (Māyā) selon un concept dépassant celui d’individualité. Plus de substrat, de substance ; nous ne voyons qu’un repère progressif, une zone vague permettant le mouvement mais détruisant la possibilité de responsabilité civique. On ne veut donc pas de nous, car cette définition échappe aux régulations permettant l’application des lois — sans identité, qui peut se voir attribuer une responsabilité pour l’acte ?
Māyā le comprend bien, et s’insurge contre l’immense tour abritant les bulles. Elle s’empare d’un instrument provenant d’un autre imaginaire, un gadget en plastique, tout moche, qui augmente ou diminue la taille des objets visés. C’est moi qui le lui apporte, comme lorsque je vais dans cette ville, je travaille au centre de recensement des objets de l’imaginaire collectif — petite administration a priori inconséquente —, où l’on protège les objets de l’utilisation abusive de l’imagination.
Pendant que l’on cherchait, j’ai plusieurs fois eu l’envie brûlante de me présenter à une bulle aux côtés de l’idéal. Mais la peur de découvrir ce que nous avions en commun était plus forte. Au fond de la salle, attendant en effet, une toute petite bulle était sous-titrée « unreal » …
Alors Māyā se met à lancer des cailloux sur la tour, et les transforme en rochers titanesques pendant qu’ils fendent l’air. La tour s’effondre, les bulles s’envolent ou explosent sous les débris. On vient l’arrêter, mais on ne peut rien contre elle ; elle n’a pas d’identité, elle n’existe pas. Pour ceux qui ne parviennent pas à concevoir de la nuance par-delà le différent et l’identique, elle n’est seulement pas présente. Les tours s’écroulent sous les regards impuissants de ces policiers désarmés face à l’irréel ; pour eux, cet effondrement est une contradiction logique. Mais pour nous autres, c’est la confusion logique de leurs législateurs qui a entraînée l’effondrement.
J’essaye alors de la convaincre d’arrêter son massacre, mais face à la révolution de sa conception des choses, mes arguments sont vains. Elle me convainc ; je sais qu’elle a raison. Néanmoins j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose au-delà de ce qu’elle envisage. Un sentiment, quelque part…
Le film s’arrête sur cette dualité un peu fataliste, mais la scène continue avec, dans la nuit, le générique qui défile dans notre ciel, sur un fond d’étoiles. Les figurants emballent lentement leurs affaires au milieu de ce décor de cohue où fument encore les débris de la tour et les craintes criantes de leurs personnages affolés.
Je reste curieusement dans mon rôle, et fais « non » de la tête à Māyā, avec amour. Mais son regard n’a plus de tendresse à mon égard, seulement de la colère. Une colère que je ne parviens pas à m’expliquer : il y a quelque chose que son interprète reproche à l’auteur de mon personnage… Seulement l’incapacité de préciser la distinction entre la fiction et le réel ? Non, mais cela accentue sa colère. Où est réellement la différence ? car pour moi, les deux rôles sont un seul. Tous les personnages changent d’une partie à l’autre, mais pas le mien.
Qu’est-ce donc qui l’énerve tant ?
[...]

DU BLABLABLA
127 et 128èmes jours
127ème jour – Du blablabla
J’arrivais en cours énervé, cet après-midi. Je ne sais plus pourquoi. Peut-être seulement du fait de voir tous les autres dans une bassesse que je note toujours trop dans mes trajets à vélo, dans ces rues où personne — j’insiste — ne respecte rien.
Je m’asseyais et m’installais, attendant un professeur stupide (cours sur ce prêtre de Leibniz dont il est incapable de se détacher un instant ; l’imbécile nous parle de la référence à Dieu sans même — ce serait le minimum — prendre le « recul » que nous donne la (con)science moderne, et explique Leibniz comme un exégète des Évangiles…) qui n’arrive pas (et quand ce nigaud entre avec 12 minutes de retard à son propre cours, il ne daigne pas nous adresser un regard, ne nous salue pas : il sort ses affaires en silence, et commence ensuite comme si de rien n’était ; « Bien. Nous avions dit que Leibniz blablabla blablabla… » ; un instant, j’hésitais entre lever la main pour lui souligner sa grossièreté, et me lever pour quitter la salle. Mais j’avais besoin de cette connaissance, si mal prodiguée soit-elle).
À côté de moi, une de ces mamies attendrissantes qui viennent suivre certains cours révise son Discours de Métaphysique. Ce jour-là, elle m’énerve : « sophiste… » pense-je. Mais plus tard, pendant le cours, je remarque que c’est en fait cette jeune fille qui m’avait parlé, deux semaines plus tôt à ce même cours (dans mon bref coup d’œil, j’avais été trompé par son manteau et sa coupe au bol). Elle s’est remise à côté de moi. Je reste silencieux à ses cordiales invitations, très discrètes (on peut même douter qu’elles en soient) à suivre son ouvrage, vieille édition jaunie, lorsque l’on cite un passage qu’elle pointe du doigt au milieu de la page.
À la fin du cours, nous échangeons quelques mots rapides ; j’apprends qu’elle aussi peine à trouver un sujet de mémoire intéressant pour ce cours. Puis nous sortons… — elle a de très beaux yeux… Et je réalise sans dommage (quoiqu’un peu nostalgique d’une inconnue brumeuse) que je ne connais pas son nom.
128ème jour – Contre soi-même
Je ne suis pas content. Je ne suis pas content de manière générale, et comme bien souvent c’est, bien plus qu’autre chose, à l’encontre de moi-même. Je suis encore tellement faible… Je remarque toutes les fragiles incohérences, qui apparaissent plus ou moins manifestes chez les uns ou les autres, mais je ne suis pas encore assez habile pour les combattre. L’hyperboreum (nom provisoire pour mon histoire de Marc) sera une première esquisse du chemin à parcourir, mais pourra-t-il retrouver parmi ses répondants le regard attentif de quelque Lyncée qui, à son tour, pourrait le guider vers les hauteurs ? Pour le moment j’en doute, car l’Apharétide n’est pas à attendre, mais à débusquer.
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