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LE CHANT DU CRÉPUSCULE

Abendlied

Novembre 2017

     Sur le chemin du retour, à l’heure où le jour déclinait sur Rome, leurs pas aléatoires conduisirent Marc et Elsa, son amie, sur une petite place déserte que n’occupaient que quelques petites cabanes d’antiquaires sur le point de fermer. Poussée par son attirance pour le pouvoir mystérieux des symboles, Elsa s’en approcha sans un mot, lâchant la main de Marc, se désintéressant de lui avec le plus grand naturel. Elle feuilleta quelques livres anciens d’une lenteur rituelle, la tête penchée – selon un angle réfléchi sans doute – gracieux tant il était lui-même empli des traits de caractère propres à celui ou celle qui ne vit qu’en art.

Marc constata quelques minutes ce silence avec les yeux de la patience puis, renonçant à parcourir lui-même les étalages de gravures romaines ou de petits livres écrits en italien aux couvertures brunies par l’âge, il s’éloigna pour s’asseoir sur les marches d’une petite église. De ce poste d’observation, il pouvait suivre les déambulations fantomatiques de son amie qui errait d’une maisonnette à l’autre, disparaissant un instant derrière une devanture avant de reparaitre de l’autre côté de celle-ci et se diriger vers la suivante, marchant au pas des salles de musées : d’une lenteur proportionnelle à l’attention que l’on porte aux œuvres, démonstrative de l’étendue de notre réflexion sur l’art, cette marche lente et démonstrative du bon goût justifiant à l’un sa propre hauteur.

Ce jeu agaçait Marc. Perché sur ses gradins de fortune, il se sentait réduit en l’objet d’un rite de séduction qui n’était qu’un moyen terme vers quelque chose qui l’excluait. Il se voyait spectateur d’une mise en scène cherchant à démontrer qu’elle pouvait convaincre par l’émoi. C’était comme si l’actrice qu’il regardait jouer n’était pas là pour lui, spectateur, mais pour elle-même, jouant avec son public pour l’orgueil de sentir de la reconnaissance et l’assurance de pouvoir se dire qu’effectivement, indubitablement, elle était bonne joueuse...

Marc gardait un goût amer de sa participation contre son gré à ce mensonge dans lequel la jeune femme cherchait à se confondre. Il était pour lui comme un rappel de la tromperie par laquelle Elsa était jadis parvenu à le séduire. Elle s’était présentée à lui sous les traits de ce qu’elle eût aimé être, et il les avait aimés de la même manière qu’elle. Mais avec le temps, comme Elsa se présentait dépourvue de ses apparats, son visage paraissant dans toute sa finesse et pourvu d’une beauté nouvelle, mais écrasé par la violence qu’employait la jeune femme pour terrasser cette nature ; car elle non plus n’appréciait pas le pan de réalité découvert sous cet angle de vue. Sans le masque de ses tendances, elle n’osait pas se montrer à Marc sans voiler ses traits derrière une grimace agressive – se rendant ainsi étrangère au jeune homme, et hostile à une nouvelle réelle rencontre.


     « Scuzi, signore… » dit une voix qui le tira de ses pensées. Un jeune homme était penché sur lui, les coudes appuyés sur sa jambe droite, le pied avancé sur la troisième marche de l’église de manière à approcher pudiquement Marc. C’était un garçon d’une trentaine d’années, les cheveux bruns coiffés en arrière, et les yeux d’un bleu sombre. Son regard était anxieux, rendu presque craintif par sa préoccupation de ne pas inutilement briser l’isolement enfermant les réflexions de l’inconnu.

Malgré un trait de paupières soulignant de douceur les pâles cercles bleus de ses iris, son œil seul semblait si vif qu’il eût pu transpercer par sa simple attention cette fine membrane et disséquer minutieusement le noyau grouillant que formaient peu à peu ses réflexions.

« Ci conosciamo? » demanda l’homme, à qui Marc allait poser la même question. Immobiles, ils scrutèrent un instant leur propre mémoire entre les paupières plissées de l’autre, la bouche légèrement entr’ouverte comme s’apprêtant à énoncer une solution pour l’énigme de leur reconnaissance.

Mais avant qu’ils ne se fussent décidés, le regard de leurs songes se vit détourné par l’arrivée d’une douce complainte s’élevant avec pudeur des profondeurs d’une ruelle sombre, à quelques mètres de là, les gagnant comme une lente procession. D’un seul mouvement, les deux hommes tournèrent la tête vers la source de la consonance. De plus en plus franches, les échos relayaient les voix de ce chœur féminin vers la petite place dont elles venaient effleurer les murs de leurs vibrations, plus délicatement que ne l’eût fait un mince drap de brume :


                                   Bleib bei uns; denn es will Abend werden,

                                   und der Tag hat sich geneiget...[1]


     Sentant ces paroles résonner jusque dans leurs propres coffres, les deux hommes répondirent à leur appel et, sans quitter des yeux la bouche sombre dont s’élevait l’harmonie de ce lied, s’avancèrent vers la ruelle. Marchant côtes-à-côtes, ils s’engouffrèrent dans le petit passage avec prudence, se prévenant l’un et l’autre d’un entrain trop fort à rencontrer, au bout du chemin, une plus grande ampleur de ces voix. Après quelques longs serpentements, le boyau débouchait sur une place immense, poumon vibrant de la ville au milieu duquel se dressait une fontaine d’où s’élevaient les supplications du chœur.

La place était déserte. S’immisçant dans la nuit entre les petites arcades des immeubles dressés en cercle autour de la fontaine, seules quelques lueurs orangées donnaient une vie ignée à l’espace par le chaleureux statisme de leurs ombres sur les pavés noirs. Au centre, l’immense fontaine ronde se dressait vers la fraicheur des vent éthérés en trois bassins dont les eaux des plus petits s’écoulaient dans celles des autres qu’ils surélevaient de quelques pieds. Aux quatre coins du bassin intermédiaire, surmontant les eaux profondes de l’anneau les séparant des passages de la rue, quatre montures de bronze couchées au bord de l’eau – un monstre aquatique, un cygne, un cheval et un dragon – attendaient leurs maîtresses qui se laissaient rincer par les caresses des pluies s’écoulant d’un bassin à l’autre.

Rythmées par les frissons de l’eau calme, dansant à la lenteur de leurs élégies mélusines, quatre jeunes femmes d’une nudité superbe reprenaient inlassablement ce chant dont elles s’armaient contre l’esseulement annoncé par l’arrivée de la nuit :


                                   O Bleib bei uns;

denn es will Abend werden.


     Élégamment assise au milieu du bassin le plus élevé, une cinquième femme versait silencieusement sur ses cheveux l’eau qu’elle récoltait du creux de la main. Un fin sourire sur le coin des lèvres et cueillant l’eau scintillante avec une délicatesse séraphique, elle écoutait les supplications de ses naïades dont les longues envolées, récoltées avec le même flegme bienveillant touchant les ondes du bassin, nourrissaient également la beauté de sa chevelure.

« Ça te plait ? demanda l’homme à Marc dans un français parfait tandis qu’ils approchaient prudemment de la fontaine. C’est moi qui ai fait cette caricature.

— Quelle caricature ? La fontaine, ou son spectacle ? interrogea Marc qui, interloqué par ce commentaire, s’était détourné de la vue des nymphes et fronçait les yeux.

— Celle qui rend heureux », répondit-il dans un sourire malicieux, sans quitter les cinq femmes du regard.

À ces mots, la plus proche des cantatrices s’interrompit brutalement, tournant un regard effrayé en direction des deux hommes avant de laisser échapper un cri qui fit taire les trois autres. Apercevant ces perturbateurs à quelques pas du bord de leur fontaine, elles se frappèrent la poitrine en faisant résonner la grande place d’une harmonie stridente. Lorsque leur maîtresse tourna des yeux foudroyants vers les perturbateurs, Marc entrevit à la faveur d’un miroitement de l’eau la douceur de Māyā dissimulée derrière un voile de colère. D’un seul mouvement, les quatre nymphes bondirent hors de l’eau, saisissant au passage les fins linges blancs qui reposaient sur les pavés noirs, et s’enfuirent à toutes jambes – mais non sans légèreté – vers les quatre coins de la place. La cinquième, cependant, avait rejoint les deux hommes, marchant lentement dans l’eau jusqu’au bord du grand bassin. Alors elle s’accroupit, plongea avec force ses deux mains vers le fond, puis leva les yeux vers Marc :

« Va donc raconter, maintenant, que tu m’as vue sans voile ! [2] » lança-t-elle avant de se relever avec une vigueur telle que ses deux mains vengeresses emportèrent avec elles toute la masse d’eau qui les recouvraient et la déversèrent sur Marc qui s’écroula sous son poids.

Dans sa chute, l’abdomen du jeune homme heurta violemment le rebord arrondi de la fontaine, et ses mains, cherchant un lieu pour réceptionner son corps déchéant, entraînèrent son buste dans le bassin. Déséquilibré, Marc se sortit à grand-peine de l’eau, au-dessus de laquelle il resta penché un court instant pour recracher le liquide pourtant si pur qui l’étouffait.


     « Tu te prends pour un poisson ? » demanda une voix près de lui. Marc tourna la tête et découvrit Elsa, assise au bord de l’eau, qui le contemplait d’un air las mais amusé.

« Je vais avoir des problèmes si tu décides d’aller te noyer dans une fontaine sans me prévenir. Qu’est-ce que tu faisais à remuer la tête dans l’eau comme ça ? »

Marc, reprenant difficilement son souffle, regarda autour de lui. Māyā et l’homme avaient disparu.


[1] Luc, 24-29 : « Reste avec nous ; car le soir approche, le jour est sur son déclin » (cf. le chant du crépuscule Abendlied — de J. Rheinberger).

[2] Diane face à Actéon (Ovide, Métamorphoses, III).

Le chant du crépuscule: Texte

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