Réalités entre-deux

LE MALL
Extraits choisis
"Le Mall était tout. En dehors du Mall, il n’y avait rien ; car les penseurs qui définissaient les lois du Mall avaient fini par prouver que toute chose existante devait être comprise dans le Mall, si bien qu’il ne restait plus de place à l’extérieur de lui pour quoi que ce fût.
Le Mall n’était donc pas avant tout un édifice, mais un ordre totalisant les choses. Et pour autant, construit il l’était, bien sûr : un Mall immense, plus grand que tout ce que les proportions humaines eussent jamais pu imaginer de nouveau, presque plus grand que tout – puisqu’une fois encore, selon les lois de la pensée du Mall, celui-ci comprenait tout, et qu’en dehors du Mall, il n’y avait rien.
Strictement rien".
Chapitre 1
Dans l'univers du Mall qui est tout à l'extérieur duquel rien n'est rien, un vieil homme se trouve un beau matin dans un parc, face au Mall. Il commence à réfléchir à ce qu'est ce monde, hors duquel il se trouve propulsé, mu par une seule question : "comment est-ce possible ?"
Chapitre 4
Marc et Māyā ont enfin trouvé un petit pied-à-terre, leur place dans le Mall, et vivent un court moment d'idylle avant qu'une anomalie ne vienne expulser Marc de chez eux, loin de son amie, le poussant à entreprendre son interminable voyage en quête de Māyā, et de leur chambre 201.
Chapitre 10
Marc parcourt le Mall en compagnie de Lise, Éline & Leslie, trois touristes du Mall venues de l'extérieur. Un soir, ils s'arrêtent un soir pour bivouaquer dans une salle aux statues, et Leslie entreprend le récit d'une étrange histoire visant à dénoncer l'immoralité de Marc.

LE VIEIL HOMME ET LE MALL
Le Mall, Chapitre 1 (extrait)
Comme tous les autres matins, le parc était silencieux et désert. Les premiers rayons terminaient de réchauffer la surface du grand lac où flottait un léger filet de brume. Le parc, illuminé en douceur par un de ces demi soleils des pays chauds, était tamisé à moitié par les voiles gris couvrant un ciel orange pâle, sans nuage. Avec la chaleur de cette matinée déjà lourde, les vapeurs apportaient la fine odeur marine d’une eau que le vent même n’effleurant pas laissait la vase barioler la surface pour apparaître dans un statisme parfait.
Le lieu semblait sans vie. Seul un vieil homme était installé sur un banc, au bord de l’eau. Les bras croisés, il paraissait figé dans le même instant que celui précédant ce lent réveil du parc, qui se peuplait peu à peu.
Dans un crissement de pas sur gravier, deux sexagénaires surgirent alors sur le sentier longeant le lac, avançant en direction du vieil homme. Elles cherchaient leur chemin, chacune indiquant une direction à l’autre, toutes deux levant les yeux loin autour d’elles, les sourcils froncés et le menton relevé. Lorsqu’elles l’atteignirent, le vieil homme les observa passer.
« Il m’a dit de le retrouver par là-bas », disait l’une. « Mais je reconnais cet endroit, il faut tourner ici », insistait l’autre. Le vieil homme soupira, voyant qu’elles étaient en désaccord et qu’elles ne semblaient perdues que parce qu’elles regardaient dans deux directions différentes, selon deux types d’informations différentes. L’une connaissait le parc, l’autre le lieu de rendez-vous, mais elles ne s’écoutaient pas, ne mettaient pas leurs informations en commun. Alors elles passèrent devant le vieil homme, comme un groupe de deux femmes seules regardant éperdument autour d’elles sans ne rien voir, et l’homme s’agaça ; car leurs airs à toutes deux indiquaient manifestement qu’elles pensaient l’autre idiote – et en cela elles devenaient, pour lui, idiotes toutes les deux.
Le vieil homme suivit leur trajet et les regarda s’éloigner, l’air pensif. Ne pensant déjà plus aux deux femmes, il remarqua sans trop y réfléchir qu’il y avait plus de marcheurs dans ce coin-ci du parc que de coureurs. Il se dit que les coureurs préféraient peut-être les larges allées que ces petits chemins de sable où l’on dérangeait ceux qui y étaient installés sur les bancs, comme les pas courant soulevaient sans doute plus de poussière que ceux des promeneurs – mais il doutait de pouvoir attribuer à autrui la conscience de ce dérangement ; selon lui, on ne se souciait pas des autres aussi facilement, et c’était sans doute par confort que les coureurs allaient ailleurs.
Il en conclut que les groupes se formaient partout. Mais il hésita ; peut-être était-ce plutôt nous qui tendions à classer les choses, ou à nous classer dans certaines habitudes, dans certains comportements ou autres catégories. Finalement, il se dit que cela n’avait pas d’importance ; à quoi bon former des groupes, tous plus méprisables les uns que les autres, puisque personne n’y avait jamais réellement sa place ? Il se demanda tout de même encore si les groupes existaient réellement, puis se demanda encore à quoi bon.
« À quoi bon ? » Telle était la conclusion à laquelle le vieil homme ne manquait jamais de revenir, chaque matin, lorsqu’il était au parc. Et en ces moments reculés de sa longue vie, il y était souvent ; car l’homme était un habitué du parc. Tous les jours il y venait à l’aube, le plus tôt possible, afin d’assister au calme réveil du lac depuis son banc, toujours le même, sélectionné avec soin. Parce qu’il y avait d’autres habitués du parc, comme lui, dont il avait bien failli rejoindre le groupe : celui des vieux du parc, qui s’installaient par dizaines s’alignant sur plusieurs bancs, face au lac, et discutant tout le jour durant de la vie peu animée de leur groupe.
Mais ce vieil homme cherchait le silence du parc et non le passe-temps des conversations. Il avait bien fait l’erreur, lors de ses premières déambulations près du lac, de s’installer sans le savoir sur le territoire du groupe des vieux du parc, où on l’avait accueilli à bras ouverts ; et il avait rapidement fui, mais poliment, n’ouvrant aucune discussion et refermant délicatement celles qu’on lui proposait, pour s’installer dès le lendemain à l’extrême opposé des drôles de ce clan.
Il n’était pas franchement bel homme, mais son regard foudroyant, souvent perçant (qui était en fait, on le comprendra, un regard de dépit pour tout ce qui l’entourait), lui donnait une aura puissante qui avait attirée jusqu’à son banc les retraitées du Mall les plus élégantes. Quelques-unes lui avaient bien fait la cour lorsqu’il était venu pour les premières fois s’installer près de l’eau, errant sans repères parmi les groupes qu’il ne fuyait pas encore. Mais d’elles il s’était également enfui, si bien que la frustration des généreuses tentatives échouées du clan des vieilles gents lui valut à son tour d’être repoussé d’elles, qui finirent par comprendre que ce regard n’était pas une force destinée à leur être bienfaisante.
Chaque soir, épuisé par le spectacle de ce lieu de toutes les absences, terrassé par ce parc où il ne trouvait jamais plus que la veille de quoi bon à faire valoir, le vieil homme se relevait péniblement et se dirigeait à pas recrus vers chez lui, à lisière du Mall. Avec la même hésitation de sa fatigue qui le poussait à voiler sa peine du jour de n’avoir su s’éprouver lui-même, il s’arrêtait chaque soir au premier magasin de brumes du Mall pour se laisser chuter dans le sommeil et s’endormir loin de lui-même.
Il avait bien essayé de se rattraper à chaque retombée – mais une fois encore ; à quoi bon ? Chaque nouveau soir, il se disait à nouveau que rien ne valait une chute réellement fracassante pour toutes les petites dégringolades métaphoriques (ou seulement vécues) qui demandaient la force de se rattraper en vain (car au fond, au lieu de la chute il n’en avait bien que le sentiment).
Alors il ne se rattrapait de rien, et il échouait en cela parce qu’il n’y avait rien à rattraper. Alors il ne voyait que l’échec de ce rattrapage, et se demandait comment il avait pu tomber si bas, si loin du Mall (loin de la chute ou loin de l’échec ; il ne le savait). Alors, finalement, il chutait bel et bien ; et comme il ne savait pas se rattraper, il s’écrasait. Mais au début comme à la fin, c’était la tentative de rattrapage qui avait manqué au rattrapage – et le rattrapage.
Dans cet environnement du Mall, on n’était jamais aussi haut que là où, là d’où les effondrements entraînaient ; et de là, il n’y avait rien. On s’élevait en chutant de n’avoir pas chuté – seulement quand on se haïssait d’être un peu stable.
Si bien que tous les matins, le vieil homme ressortait malgré tout de chez lui pour retrouver un parc vide et le voir se peupler un peu des touristes du Mall, cette immense structure abritant tout le monde, seul lieu où les choses pouvaient avoir un sens dans l’univers humain. Il sortait de chez lui, s’installait sur son banc, et contemplait l’écrasante silhouette de ce Mall titanesque se dressant jusqu’au ciel, comme à l’infini, derrière les quelques arbres du parc.
Le Mall était tout. En dehors du Mall, il n’y avait rien ; car les penseurs qui définissaient les lois du Mall avaient fini par prouver que toute chose existante devait être comprise dans le Mall, si bien qu’il ne restait plus de place à l’extérieur de lui pour quoi que ce fût. Le Mall n’était donc pas avant tout un édifice, mais un ordre totalisant les choses. Et pour autant, construit il l’était, bien sûr : un Mall immense, plus grand que tout ce que les proportions humaines eussent jamais pu imaginer de nouveau, presque plus grand que tout – puisqu’une fois encore, selon les lois de la pensée du Mall, celui-ci comprenait tout, et qu’en dehors du Mall, il n’y avait rien. Strictement rien.
Il y avait pourtant bien le parc, quelques routes partant de lui, et quelques rues menant au Mall qui semblaient hors de tout ; hors-le-Mall. Mais les penseurs avaient expliqué l’existence du parc comme un contrepied du Mall, comme l’exception à toutes les règles du Mall, montrant que tout était nécessairement dans le Mall tel que ses lois le voulaient. De toute façon, le Mall était si immense que ce parc était considéré par beaucoup de ceux qui l’avaient cherché, voyageant des années durant pour explorer les galeries du Mall, comme une légende permettant d’expliquer sa totalité. Et quand bien même on trouvait le parc, par hasard ou après de longues quêtes (comme ce fut le cas du vieil homme) peu de monde finissait par s’y aventurer : car le spectacle du Mall vu de l’extérieur était un renversement, et les habitants du Mall n’aimaient que très peu se retrouver hors de tout.
Ainsi, tout le monde (tout le Mall, disait-on) habitait le Mall où étaient aménagés de petits appartements selon l’utilité sociale de chacun ; car la seule hiérarchie du Mall était celle de la vie du Mall lui-même. Servant bien l’édifice on avait droit aux meilleurs choix, tandis que juste vacant en lui on avait moins à élire. Pour cette raison, les penseurs du Mall avaient les choix de rois car ils étaient ceux qui justifiaient le Mall, qui lui donnaient raison, et qui lui permettaient donc d’être tout ce qu’il était ; tout. Ils étaient également parmi les rares à choisir les chambres comprenant des fenêtres sur l’extérieur ; non qu’ils fussent les seuls à avoir ce choix, mais bien parce que personne n’aimait comme eux dormir en ayant pleine vue sur rien, ou se pencher sur le reste problématique laissé par leur absolue totalité dans le Mall.
En tant qu’édifice, le Mall avait donc bien quelques fenêtres privées donnant sur autre chose que lui-même, mais ce n’était pas ce que le monde cherchait. Il était principalement constitué de longues successions de salles sans murs, aux dimensions variables, où étaient exposés à la manière des grands magasins les produits les plus divers pouvant composer la totalité des choses. On y trouvait bien de tout, puisque le Mall comprenait toute chose : alors ces étalages, entre expositions de l’histoire de l’identité totale du Mall et magasins où se fournir en tout, apparaissaient comme lieux de sélection de ce que, du Mall lui-même, on voulait reprendre pour soi.
On se déplaçait d’une région à l’autre du Mall en suivant les méandres de ces longs corridors qui s’enchevêtraient les uns dans les autres, jusqu’à parfois constituer de véritables labyrinthes. Les régions étaient connues selon les configurations des plus grandes salles, que les rares voyageurs utilisaient comme vagues points de repères en l’absence de toute cartographie du lieu. Les plus grandes d’entre elles avaient des superficies atteignant plusieurs dizaines de kilomètres, pour des hauteurs parfois si élevées que le plafond semblait avoir été oublié, trop lointain pour être clairement distingué, et que les murs paraissaient s’évanouir dans l’inatteignable des distances. Certaines pièces étaient par exemple ornées de luxueux jardins, d’autres modestement pavées, quand d’autres encore n’étaient constituées que des milliers de terrasses privatives d’habitations se succédant les unes au-dessus des autres sur des centaines de mètres, depuis le sol de l’une d’elles jusqu’à un plafond de verre qui était également le sol d’une autre large pièce.
pratiquement aucune salle, aucune galerie n’ayant les mêmes dimensions que d’autres, tous les dédales du Mall s’en trouvaient complexifiés. D’une pièce à l’autre, d’un corridor au suivant, on passait d’un niveau à un second, de demi-niveaux en demi-niveaux, voire de quarts ou huitièmes d’étages à autant d’autres par de petits escaliers montant ou descendant en tous sens, de toutes parts. Par endroits, les marches étaient si fines et les fractions de niveaux si infimes que le Mall donnait l’impression d’être une réplique de cavités naturelles creusées par le temps dans la roche brute ; et les reliefs de ces marches, s’adaptant aux étages immenses des corridors qui s’en échappaient par centaines, semblaient de loin reproduire des courbes de terrain plutôt que des angles architecturés.
Le parc, quant à lui, était constitué de tout ce que le Mall n’était pas. Il n’était donc rien, et c’était pour comprendre cette plus totale autant que la moins possiblement réelle antithèse du Mall que le vieil homme s’y rendait tous les jours. Tous les matins, il s’asseyait et regardait les promeneurs du parc, son lac, ses arbres, ses graviers, ses vents et ses brumes iodés, et se demandait pourquoi il y avait ce parc, si pourtant ce parc n’était rien hors du Mall qui était tout. Puis il relevait les yeux sur l’ombre montagneuse de l’édifice plus que pharaonique et se redemandait, encore et encore : « comment est-ce possible ? »
[...]
UNE CHAMBRE AVEC VUE
Le Mall, Chapitre 4 (extrait)
Le temps de quelques années, Marc et Maya qui s’étaient élancés depuis le couloir avaient fini par se frayer un chemin jusqu’au cœur des activités d’un Mall qui était l’histoire du monde et à se dénicher une chambre qui fut l’histoire d’eux-mêmes. Aux infinies extrémités du Mall, tous les appartements se ressemblaient à quelques détails près. Tout le monde y vivait sans se préoccuper de quoi que ce fût, pourtant, car une fois que l’on parvenait à se trouver une chambre avec (ou même sans) fenêtre sur hors-le-Mall, avec une vue sur le néant et le non-lieu à l’entour, il n’y avait évidemment plus lieu non plus de se laisser préoccuper par les difficultés de vie que l’on rencontrait d’un jour à l’autre. Auprès de Maya, dans cet appartement qui était le leur, Marc pensait avoir atteint cet idéal qu’il avait longuement rêvé – mais moins de deux jours après leur arrivée chez eux, il avait vécu une anomalie comme il en arrivait dans le Mall (et c’était normal, d’une certaine manière ; car contrairement à ce qu’en disaient ses constructeurs et comme Marc allait le découvrir en son temps, le Mall n’était pas parfait).
Ces quelques jours eurent malgré tout le temps pour Marc de s’esquisser en un beau rêve. Le temps d’une journée et demi, Marc et Maya avaient pu vivre une vie entière. Arrivant dans cet appartement, ils s’étaient rencontrés, questionnés, reconnus, apaisés ; ils s’étaient même sentis éternels un instant, puis attristés de voir le temps d’un inévitable départ arriver – un moment également mélancoliques avant l’heure, puis heureux pour ne pas être attristés.
Ils s’étaient d’abord retrouvés comme deux inconnus, dans ce coin de Mall qui devait être nouvellement le leur. Maya avait tout de suite aimé la chambre. Lorsque Marc lui avait ouvert la porte, elle était entrée à pas lents, silencieuse. Peut-être intimidée, elle avait pris le temps de laisser la chambre s’habiter de sa présence comme si elle eût rencontré en s’y engouffrant le personnage principal du songe qu’elle s’apprêtait à vivre en compagnie de Marc – comme si elle découvrait l’entité nouvelle que ce lieu faisait naître de tous les deux ; ni un enfant, ni un couple, mais un amour identifié par ce cocon entre eux deux. Et dans son avancée calme et silencieuse, elle semblait s’être engouffrée dans le musée de son plus parfait avenir.
Marc, tentant de contenir l’euphorie que trahissait son souffle haletant, la regardait faire comme il l’eût admirée avec autant de passion si elle s’était déplacée avec la même lenteur, conquérante sur le champ de bataille où eussent siégé les derniers remparts dévastés de son cœur – comme il eût voulu qu’elle foulât prudemment les froides contrées de ses propres profondeurs pour y apporter avec la délicatesse de cette attention sa chaleur.
Puis ils sortirent de la chambre, décidant sans se le dire que le meilleur moyen de se retrouver entièrement chez eux était une promenade côtes-à-côtes, par laquelle ils eussent revisité, à l’issue de leur long voyage pour se retrouver, ce qu’ils se savaient depuis bien longtemps aimer l’un de l’autre.
Ils s’étonnèrent de trouver des allées du Mall particulièrement calmes, peu fréquentées et chaleureuses, où soufflait un apaisant vent d’été sur des salles immenses, ouvertes sur des cascades s’affinant en de délicates fontaines de pierres blanches italiques. Près d’un aqueduc millénaire d’où l’eau coulait en fines gouttes bénites, ils se remémorèrent quelques détours de leurs voyages qui les avaient conduits jadis près de constructions similaires. Ils s’étaient alors hissés ensemble sur une terrasse reculée, d’où l’on voyait des salles du Mall s’étendre sur des kilomètres, et y avaient attendu, assis ensemble, de voir le monde se lever pour un nouveau jour dans le Mall.
Après un fort long tour, ils étaient rentrés chez eux pour la tombée du jour. Pendant que Marc leur préparait à dîner, Maya avait ouvert pour la première fois une fenêtre sur hors-le-Mall. Elle s’y était penchée sans rien dire, longuement, avant d’adresser à Marc un tendre sourire et de lui dire que la vue était calme ; qu’ici, ils seraient bien.
La nuit s’avançait. Ils avaient dîné – Marc moins que Maya, cependant ; il avait voulu lui offrir ce qu’il pouvait confectionner de meilleur, ne se contentant pour sa part que du surplus qui ne trouvait pas sa place dans l’assiette parfaite qu’il avait essayé de dresser pour elle –, et ils étaient restés longuement l’un en face de l’autre à se conter ce qu’ils retenaient du voyage, à partager les mémoires de manques des périodes passées l’un sans l’autre, à s’observer, enfin, à s’admirer ainsi, dans ce moment où rien d’autre ne demandait de direction, de but que leur contemplation accomplie l’un de l’autre.
Au détour d’un souvenir, Marc jusqu’alors debout s’imprégnant de la pièce rejoignit Maya sur le canapé. Ils continuèrent de se rapprocher peu à peu l’un de l’autre, jusqu’à ce que dans l’instant d’une hésitation qui n’était plus nécessaire, scindant une phrase d’un silence alors qu’il cherchait ce qu’il voulait dire, Marc se vit absorbé par le regard ardent de Maya qui, agenouillée dans sa direction, blottie contre le dossier du canapé, dévorait le jeune homme du regard, plongeant en lui, oubliant presque dans son attention pour lui qu’elle était assise là elle aussi. Marc ne chercha plus la suite de sa phrase. À son tour, il se perdit dans l’abandon de Maya. Et avant que l’un, ou l’autre, ou les deux s’interrogeassent sur ce silence (jusqu’à peut-être le changer en difficulté), ils s’approchèrent l’un de l’autre et s’embrassèrent éperdument.
Cette nuit-là comme la journée qui suivit, ils firent l’amour, beaucoup, mais lors des derniers instants ils ne le firent plus. Ils s’embrassèrent, seulement, se regardant seulement, presque des heures durant – s’échouant dans la réalité de ce que l’autre ne leur laissait voir, dans ce regard tourné sur eux-mêmes d’un autre qui, pour une fois, ne leur renvoyait pas une pâle image d’eux mais les caresses de leurs paupières – qui ne disaient rien et portaient tout plus qu’une totalité de Mall.
Puis ils ne se touchèrent, quelques temps, ne regardèrent ni ne caressèrent plus ce dont il leur semblait invivable de ne pas serrer un instant contre soi ; ce fût alors ouvrir une porte nouvelle sur un couloir qu’on avait pu laisser se voir dissimulé par l’ombre d’un autre – ce fut pour eux deux écouter l’infini d’une rêverie quelconque les étreindre avec autant de force qu’une jouissance partagée comme entre l’orgasme d’un seul. Ce fut laisser s’évanouir le dernier instant dans la consécration d’une nouvelle œuvre menant ailleurs, en l’asile nouveau de cet appartement qui devenait le leur.
Le matin suivant, il avait même été mélancolique du souffle chaud de sa muse par trop longtemps endormie qui eut relevé notre homme de ce songe si Maya n’eût porté cet attrait trop humain par lequel on l’eut sans doute enchaînée parmi les plus délicieuses voluptés de graveleux rêveurs et si Marc n’avait été seul auprès d’elle – heureusement, ainsi que Marc allait bien trop tôt le comprendre, elle n’eût su suer ainsi qu’en grâce et ne graciait (bien que si peu pieusement) qu’en songes. Et l’homme, même incarné en Marc (élu d’elle) lui-même, par le souvenir des arômes charnels de Maya les plus sauvages, les plus purs, revenait incompréhensiblement même aux yeux par la suite suicidaires de Marc comme une potentialité bienheureuse.
Ils restèrent longuement étendus sur le lit, l’un contre l’autre. Maya ne portait qu’une large chemise bleu roi déboutonnée, ses longs cheveux élégamment ébouriffés reposant sur l’oreiller comme une brune couronne. Elle caressait le dos de Marc dont la tête reposait sur sa poitrine. Ils parlèrent d’une musique que Marc adorait et que l’on entendait en fond dans la chambre. « Une musique de la mélancolie victorieuse », disait-il. Ils cherchèrent ensemble pourquoi elle leur évoquait à tous deux quelque chose. Marc en étant le plus touché, il chercha à lui expliquer ce qu’il ressentait, qui se faisait plus fort encore lorsqu’il l’écoutait ainsi auprès d’elle. Elle ne comprit pas immédiatement ; elle appréciait cette musique, mais semblait moins émue par elle que le jeune homme, qui y trouvait comme l’image de leur relation, de leur étreinte du moment, de leurs retrouvailles de la veille et de ce moment où rien ne comptait d’autre que le cœur de Maya contre son oreille et ses quelques notes de basses marquant le temps seul d’une mélodie.
Plus tard ils l’écoutèrent à nouveau, tandis que Maya sortait de la douche, une serviette autour de la poitrine et les cheveux brillant de fraîcheur. Marc vit qu’elle se sentait belle, et elle le lui apparut d’autant plus. Ils écoutèrent la musique en s’habillant, en reparlèrent. Maya lui trouvait quelque chose de plus, à ce moment-là. Elle interrompit alors son mouvement, se tourna vers Marc, debout au milieu de la pièce, et lui demanda de la prendre dans ses bras – et elle le serra contre elle, d’une étreinte qu’il n’oublierait pas.
Ils se promenèrent un peu, l’après-midi, puis s’assirent quelques heures au bord de l’eau, à regarder les ondes. Maya avait la tête posée sur l’épaule de Marc, qui entourait ses épaules de sa main et lui caressait délicatement l’avant-bras du bout des doigts.
Repensant à leur musique, elle lui raconta qu’elle avait rencontré un compositeur qui avait le même rapport aux musiques que lui aux gens – Marc fut jaloux une brève seconde (à l’issue de laquelle il vit son futur). Elle lui dit que le compositeur, comme Marc, attendait qu’arrivât la relation parfaite, le parfait échange, l’accord parfait des mélodies, sous le glas de l’idéal. Et quand il fut soudain arrivé (parce qu’il n’arrivait jamais qu’une fois, qui fut ce jour-là, pour Marc), il s’était persuadé que l’expression de ce qui avait été vécu alors ne devrait être que mélancolique parce que la perfection ne demeurait pas, qu’elle s’évadait dans les contrées hors-le-Mall, qu’elle voulait gagner ce qui était loin du monde à la manière d’un nuage fuyant (comme l’Italie, ou les hauteurs alpines de la Suisse).
Et malgré l’issue tragique que Marc redoutait de voir s’approcher, malgré la fin à venir de leur étreinte, il ne pouvait s’empêcher d’entendre dans chaque douceur des gestes de Maya auprès de lui que la jeune femme vivait leur enlacement dans une insouciance des minutes à suivre les approchant tous deux d’un sentiment d’éternité – « mon amour n’est pas de ces choses à perdre », l’entendait-il presque penser lui dire.
La perfection, même pour le compositeur qui tâchait sans relâche de se retrouver envers ses dernières vies de mondes, était cette extase rencontrée au hasard et qui ne se revit pas, qui ne se convoque sur aucune partition ; cette stupeur que l’on a à se découvrir sans s’y attendre, ce mystère théâtral miraculeux que l’on se surprend de remarquer derrière les promesses d’une souffrance, cet échange qui, dans le plus égoïste idylle d’un égoïsme égocentré, finit par s’accomplir dans une action exponentiellement ralentie d’une main qui se tend vers une autre, qui la touche et qui dans l’infinité restante (presque immobilité) s’étend en une caresse mutuelle que l’on confond en tendresse.
De retour chez eux, le soir, ils se retrouvèrent à nouveau nus sur le lit, l’un contre l’autre. Marc voulait imprimer dans la mémoire de ses lèvres chaque détail de son visage. Ils s’embrassaient très longuement, et entre la passion de ses propres paupières il devinait les yeux clos de Maya, s’évanouissant dans l’oreiller sous la caresse de ses lèvres. Il effleurait le bout de son nez de sa bouche entrouverte, elle expirait lentement, réchauffant peut-être malgré elle un coin de visage du jeune homme qui se sentait dès lors signé des bienfaits de sa présence. Son front caressait ses sourcils, plongeant ensuite de ses tempes sur la douceur de ses joues. Il dépassait alors sa mâchoire délicate jusqu’à son cou où il s’arrêtait, rassuré, au creux de sa tête penchée contre lui, à mi-chemin entre les élégances de son corps, les douceurs expressives de ses yeux à demi clos, et ce fond de ses yeux, encore, où l’on plongeait entre mille décisions, entre mille vérités, entre mille possibilités de mille mondes. Il voulait pour toujours rester de la sorte auprès d’elle qui le faisait sentir aussi vivant.
Fatigué par l’énergie de tout leur bien-être, Marc s’assoupit en écoutant Maya lui parler de leur passé différant. Lorsqu’elle remarqua le sommeil de son homme, la jeune femme se tut. Elle le regarda tendrement dormir quelques instants, puis se leva pour aller se couler un bain. Marc, ouvrant par moments les paupières, la vit habiter le lieu, rangeant quelques affaires au son chaleureux de l’eau affluant dans la baignoire, qui acheva de l’endormir totalement.
***
Lorsque Marc se réveilla, l’appartement était silencieux. Il appela Maya qui ne répondit pas. Il se leva et gagna la salle de bain ; la pièce était vide. La jeune femme avait laissé un petit ordinateur portable noir au bord du lavabo, « sans doute pour regarder un film depuis la baignoire », se dit Marc. Un bain coulé, en effet, était encore chaud. Marc en conclut qu’il n’avait pas dû dormir plus que quelques minutes, que sa compagne n’était certainement sortie qu’un instant et qu’elle ne tarderait pas à revenir. Alors il décida de l’attendre dans le bain, où à son retour elle allait pouvoir le rejoindre.
Debout sur un petit tabouret de bois, face au miroir surplombant l’évier, Marc entièrement nu examina un instant son reflet d’un air absent, tournant la tête de droite et de gauche pour en inspecter tous les angles. Un pied au-dessus de l’eau chaude, il s’apprêtait à entrer dans le bain quand la porte d’entrée s’ouvrit sur plusieurs voix masculines en pleine conversation. Marc interrompit son mouvement et tendit l’oreille, espérant un mot de Maya qui lui eût expliqué la présence inattendue de ces visiteurs, mais rien ne vint. Maya n’était manifestement toujours pas là, et plusieurs hommes étaient entrés chez eux comme chez eux.
« Voyez, c’est une très belle surface, dit un homme. L’appartement est très spacieux, et comme vous pouvez le constater, très lumineux pour ce coin du Mall ».
Au ton de la conversation, Marc comprit qu’un promoteur faisait visiter son appartement à quelques intéressés. Il sortit de la salle de bain en trombe, sans prendre le temps de se vêtir même d’une simple serviette.
« Qu’est-ce que vous faites chez moi ? lança-t-il.
— Chez vous ? s’étonna le promoteur. Cet appartement n’est à personne pour l’instant. Comment êtes-vous entré ?
— comment ça, "à personne" ? Mais enfin ! je suis ici depuis hier, avec ma compagne !
— Il y a eu des visites toute la journée d’hier, et les lieux étaient vides. Vous devez faire erreur…
— Vous plaisantez ? Nous venons de nous installer dans ce logement 201, et…
— 201, vous dites ? Ah, mais il y a bien méprise, Monsieur. C’est le 30021 ici, pas le 201 ».
D’autres visiteurs arrivèrent. Par la porte entrouverte, Marc aperçut un couloir de moquette rouge qu’il ne reconnut pas, celui donnant sur son appartement étant de moquette verte : il comprit sans comprendre qu’il n’était pas dans le bon appartement.
« Mais pourtant… » balbutia-t-il en désignant tour à tour le bain fumant, le lit défait et la chemine bleu roi de Maya posée sur le dossier d’une chaise.
Sans réfléchir davantage – il avait assez réfléchi pour comprendre qu’au Mall, c’était parfois bien inutile –, Marc se précipita vers la porte d’entrée entrouverte sous le regard seulement intrigué des visiteurs, plus préoccupés par le lieu que par le comportement du curieux homme nu.
Avant de quitter cet appartement qui n’était pas le leur, il se souvint de leurs instants. Il regarda la fenêtre, à l’autre bout de l’appartement et, bien qu’il fût à la porte, pour la première fois il se pencha (quoique de loin) sur cette ouverture hors du Mall. Malgré son lointain et sa faiblesse, il sentit le vent détourner la chute d’une larme sur sa joue, tandis qu’il se souvenait de la présence si récente de celle qu’il craignait de ne plus revoir. Et il découvrit une nouveauté dans la douleur ; celle des plus intenses joies.
[...]
PAR LE TROU DE LA SERRURE
Le Mall, Chapitre 10 (extrait)
Et tandis que Marc ruminait contre les paradoxes des penseurs du Mall, l’objet du débat avait basculé sur les vertus ; et l’on raconta comment un jeune homme était entré dans un appartement, non loin de là, dans un temps non tant lointain – mais on comprend que cela ne signifiait rien…
Il s’était arrêté sur le pas de la porte, le temps d’y découvrir le mobilier. Ce n’était pas sa chambre, mais peu l’en importait. Alors une jeune femme très élégante apparut. Faussement choquée, elle lui demanda ce qu’il faisait ici. Il répondit avec sincérité qu’il ne le savait pas, mais ne dissimula pas pour autant sa satisfaction de découvrir où il avait atterri. Ils discutèrent un moment, très cordialement, si bien qu’elle lui servit à boire.
Ils firent connaissance, s’embrumant un peu ; le jeune homme posa ses quelques affaires dans l’entrée, comme la jeune femme le lui proposa. Le temps passa et la nuit s’abattit sur le Mall – il était trop tard pour qu’il partît, et tous deux le savaient ; tous deux avaient patiemment attendu ce moment où ils dussent se rendre à l’évidence qu’il était trop tard pour sortir et qu’il allait devoir rester pour la nuit. Et lorsque le moment vint enfin, ils s’aventurèrent à le remarquer. Alors le jeune homme resta et, sans surprise pour l’un ni pour l’autre, ils partagèrent le même lit.
Le lendemain, ils s’étaient levés longtemps après le jour – car la nuit avait été courte. La jeune femme dansait un peu dans la cuisine au son d’une musique rétro aux tonalités estivales qui échauffaient leurs deux jeunes cœurs. À moitié nue, elle s’avança en dansant vers lui lorsqu’encore somnolent il se leva du lit pour la rejoindre. Ils s’embrassèrent. Lui ne portait toujours rien, alors il fit tomber le chemisier qu’elle avait négligemment revêtu de sorte qu’il en fut de même pour elle. Ainsi l’un contre l’autre, ils s’embrassèrent encore, prenant garde de ne pas voir arriver la famille de la jeune femme qui était sortie, mais qui, avait-elle dit, habitait là avec elle.
Mais alors, une autre femme entra. Ils ne la virent pas tout de suite. Faisant parfaitement mine de ne pas les voir, ou seulement sans les remarquer, elle s’installa tranquillement dans le salon et se mit à dessiner avec application, au fusain sur un large papier.
« Casquette, De Moire, Quéquette d’ivoire » dit-elle. Par quelques signes subtils, elle leur fit comprendre qu’elle les avait vus en récitant quelques vers de Rimbaud. Sans lâcher la main de son compagnon, la jeune femme s’avança sur la pointe des pieds vers celle que le jeune homme comprit étant sa sœur. Mais alors qu’elle s’approchait, elle se retourna une nouvelle fois pour embrasser le garçon. Celui-ci, surpris, sentit le rouge lui monter au joues, et saisissant vigoureusement le dos de la jeune femme, il embrassa frénétiquement sa poitrine généreuse.
« Projette Languette Sur poire », continua la rimbaldienne innocente depuis le canapé. Alors la jeune femme nue saisit le visage du jeune homme par les tempes pour l’écarter d’elle et se dérober énergiquement à ses embrassades. Elle tourna la tête vers sa sœur, l’air amusée, et reprit sa progression tapie dans sa direction, sans manquer de reprendre la main de son compagnon de nudité pour l’entrainer avec elle.
« S’apprête, Baguette, et Foire ». Sur ce dernier mot, la sœur nue se jeta sauvagement sur la jeune dessinatrice qui s’était apparemment préparée à l’attaque. Elles se chamaillèrent gentiment un instant, l’une nue, l’autre non, mais peu leur importait. Le jeune homme, quant à lui, demeura un instant interdit, nu et roidi devant le spectacle des deux jeunes filles se maltraitant en douceur.
Après un instant d’hésitation, et comme elles ne prêtaient pas la moindre attention à lui, il s’installa dans un coin paisible du canapé et les regarda continuer. Alors elles se mirent à le regarder toutes les deux elles aussi, lascivement, chacune à leur tour, entre deux fermes prises lorsqu’elles avaient l’avantage sur l’autre. Et chose étonnante ; on eût dit que c’était le canapé de Marc sur lequel il s’était étendu, celui qu’il avait maintes fois décrit lorsqu’il cherchait à se remémorer les détails de son appartement 201…
« Impossible, dit Marc qui avait attentivement écouté le récit de Leslie, il n’y a jamais eu de telle fratrie chez moi. Je n’ai jamais habité qu’auprès de Maya.
— Et pourtant, la rimbaldienne avait des traits curieusement proches de ce que tu nous as décrit de Maya, renchérit Leslie.
— Peut-être, mais ce jeune homme-là, ce n’était pas moi ! Je n’ai pas été le seul jeune homme du Mall, tout de même !?
— Peut-être pas… Mais mon histoire n’est pas terminée.
— Ah ! Et que s’est-il encore passé, après ? » demanda Marc.
Leslie raconta qu’elle était revenue dans ce couloir où habitait la jeune femme, quelques temps après. La nuit était alors vastement étendue sur cette partie du Mall, et pourtant elle avait entendu du bruit provenant d’un recoin du couloir. Intriguée, elle s’en était approchée et avait progressivement reconnu les murmures d’un coït délicat. Elle s’approcha encore un peu mais, inquiète de rester proprement cachée, ne fit qu’entendre la longue et intense discussion des chairs sans voir ceux qu’elle finit presque par trouver un peu trop bavards.
Elle manqua de s’endormir, bercée par ces mélodies de plaisir. Mais le silence qui leur suivit la replongea dans l’éveil et elle releva la tête en alerte, juste le temps de voir les ombres nues des deux amants courir main dans la main dans le couloir, passer devant elle sans la voir, et rentrer de nouveau dans leur chambre en riant de plaisir au souvenir des audaces nouvelles de leurs aventures lubriques.
Par le trou de la serrure, comme la fois précédente, elle les entendit de nouveaux. Ils couchèrent ensemble, dans cette chambre de quelque nulle part. Puis sans transition, une fois encore, ils regagnèrent les galeries interminables du Mall, juste avant l’heure des premiers réveils, entièrement nus.
Assise dans un coin d’obscurité, l’américaine les regardait faire. Ils cherchèrent quelque chose, se cachant dans le noir. La jeune femme se sentait détendue, souriant calmement en attendant que son compagnon décidât de ce qu’ils étaient venus chercher là, hors de la chambre. Il trouva quelques vêtements et l’attendit pour partir avant que les plus matinaux du Mall n’arrivassent et que l’édifice s’animât d’un nouveau jour. Mais elle ne trouvait pas de vêtements et s’aimait nue, ici ; si bien qu’elle n’en chercha pas vraiment. Lui, paniqué, pensa à ce qu’il allait se passer si on les découvrait là, de la sorte – et elle prit plus de temps encore, satisfaite de pouvoir chatouiller un peu sa peur.
Soudain, le jeune homme s’allongea par terre, saisi d’une aussi subite qu’agréable torpeur. Il était sur le dos, les yeux clos. De sa cachette, Leslie l’entendit décrire à son ami une sorte d’étrange malaise.
Sa compagne ouvrit alors son manteau et, sans le vouloir, écarta également la peau de son torse, la chair et les côtes qui s’ouvrirent avec une extrême facilité, révélant non pas des poumons et un cœur mais une petite mare de liquide lourd et noir, lisse comme du mercure et curieusement sans le moindre remous.
« Je me sens comme une vague », dit-il à mi-voix, les yeux toujours clos. Alors, du fond de son liquide poitrail, émergèrent six asticots chacun de la taille d’un poing d’enfant. Ils grouillèrent un court moment avant de se répartir, comme dansant un lent et délicat ballet aquatique, à égale distance les uns des autres au bord du cercle ouvrant la poitrine du l’homme.
Effarée, la jeune femme tentait de le rassurer ; mais en vain, car de toute façon le jeune homme souriait. « Lis-moi sans crainte », soupira-t-il. Il leva un peu la main pour lui caresser le bras, mais n’y parvint pas : il transpirait, dans son malaise, trop affaibli qu’il était pour esquisser autre chose qu’un mince sourire. Et tandis qu’ils semblaient sur les bords d’une agonie tranquille, les insectes se mirent à tourner ensemble et à effectuer des figures rythmées à la surface de la noirceur, en un silencieux carrousel aux temps marqués d’un calme remarquable.
« J’en compris qu’il n’avait pas de cœur, conclut Leslie en scrutant sévèrement Marc. Et voilà ! Quand on parlait de vertus à grimper ! C’est sans doute pour cela que tu n’as toujours pas retrouvé Maya ; parce qu’il faut avoir une certaine vertu de pensée pour avancer dans le Mall, et qu’en fait, Marc, tu es un homme vil et libidineux. Tu n’aimes pas les autres, et tu ne penses qu’à toi. Voilà ! Vous voyez ? Pour monter à l’Hôtel des Alpes ; Marc l’aurait très bien pu ; mais c’est son manque de vertu qui l’empêchera de trouver sa route ».
Marc était-il profondément méchant ? Glacial pour l’américaine, en tout cas. Et pourtant, s’il doutait volontiers d’avoir pu vivre une telle expérience, il était convaincu que de ces femmes vues par le trou de la serrure, nulle n’était Maya.
Le récit de Leslie, dont le regard dur trahissait la conviction qu’il était celui d’une péripétie de Marc, avait pourtant eu l’effet sur lui d’éveiller un monde de lubricités qui était éloigné de sa relation avec Maya. Quelque chose était né en lui, soit dans l’œil foudroyant de l’américaine, soit dans ces souvenirs qui n’étaient pas les siens et qui pourtant lui ressemblaient jusqu’à le confondre lui-même sur son propre passé.
Leslie, quant à elle, ne s’étonnait pas de cet aspect sans cœur du jeune homme, vu comme il s’était joué de Geneviève, disait-elle. Mais Marc, à ce moment-là, n’avait pas encore trouvé le chemin menant aux portes du parc – les trois américaines, qui devaient l’y conduire, ne lui avaient pas encore indiqué la route vers hors-le-Mall. Alors il se demanda, sans s’interroger pour autant sur le nom de « Geneviève Geuzh’ » qui en cet instant n’eût point dû signifier quoi que ce fût pour lui, si Leslie ne l’avait pas vu vivre, simplement et plus largement, dans ces cheminements entre Maya et Geneviève.
Les deux autres américaines, pour leur part, essayaient de modérer l’animosité de Leslie envers Marc. Ce n’était peut-être pas lui qui avait ainsi manqué de cœur par lubricité. Peut-être qu’il ressemblait seulement à celui qu’elle avait aperçu – en outre, arguaient-elles, les récits qu’il avait fini par leur faire de sa relation avec Maya n’avaient rien à voir avec les actions de ce jeune homme-ci. Et dans tous les cas, rien ne prouvait que l’on devait faire preuve de vertu pour atteindre les hauteurs du Mall. Et même si ce devait être le cas, elles pensaient que leur amie se trompait au sujet de Marc ; selon elles, c’était plutôt par un profond amour pour les autres qu’il pouvait avoir l’air d’agir avec autant de méchanceté – soit qu’il fût déçu par les habitants du Mall dont il attendait beaucoup, soit qu’il se penchât trop en profondeur sur eux, par une sorte d’altruisme, de manière à considérer ce qui leur posait problème, et leur rendait service à terme quitte à sacrifier l’estime qu’il avait pour eux.
« Oui, eh bien peut-être ! dit Leslie pour balayer la conversation d’un revers de main. Si je me suis emportée dans ce cas, et puisque vous avez toujours raison, excusez-moi, hein ! »
Plus que les offenses (car Leslie n’avait peut-être pas tort, et il ne pouvait lui en vouloir de lui offrir un aperçu de ce qu’elle voyait de lui) Marc détestait les excuses – d’autant plus lorsqu’elles n’étaient réellement présentées que pour la forme, comme alors ; car Leslie ne voulait certainement pas qu’on l’excusât ; elle mimait la demande d’excuse, et par-là n’en conservait que le profit.
Pour Marc, les excuses étaient toujours prononcées soit comme une autorité malvenue, soit comme une erreur stupide. Comme autorité quand on disait « excusez-moi », formulant la demande à l’impératif de sorte qu’elle n’en était plus une – on ne priait plus d’excuser, on exigeait systématiquement l’abolition de la culpabilité. Et comme erreur stupide quand on disait « je m’excuse », s’accordant à soi-même le pardon. L’autorité, dans ce cas, était stupidement tirée de l’incompréhension de ce en quoi consistait le principe même du pardon, et elle culminait en un égocentrisme qui ne se voyait pas.
Le pire cas, c’était celui de l’impératif stupide de l’erreur égocentrique, le cumul des deux : quand on disait « excuse-toi », parce qu’on imposait à autrui la stupidité, l’erreur et l’égocentrisme d’autorité – sans comprendre ce dont il s’agissait bien, au fond, de dire ou faire.
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