Réalités entre-deux

L'HYPOLAÏS BLANCHE
À son arrivée dans une gare de tous les départs, un Caractère cherche à trouver le sens de sa venue en ce lieu inconnu. Ses premières rencontres le mènent sur la piste d'un oiseau rare ; l'Hypolaïs Blanche
Novembre 2019
Dans un lent ronflement de machinerie et un lourd nuage de vapeur bien qu’il fût électrique, le train entra en gare d’une allure solennelle. Penché vers l’extérieur, debout sur le marchepieds, le Caractère devenait fier, d’une Fierté caractérisée par son arrivée en ce lieu de tous les départs. Il tenait l’encadrement de la porte ouverte, sortant sa tête du train et se maintenant en équilibre au bord de la machine qui ralentissait progressivement, une jambe dans le vide au-dessus du quai défilant, prête à recueillir le poids de l’homme lorsqu’il se laisserait tomber sur elle.
Il se sentait d’une grande force, abordant ce nouveau monde qu’il s’apprêtait à arpenter avec l’ambition et la curiosité renouvelée du conquérant sur le point d’effectuer ses premiers pas sur une terre nouvelle, comme un nouveau-né, à la destinée vierge de tout dessein. Un instant, il se demanda d’où il pouvait bien venir — car il n’avait aucun souvenir d’être monté dans ce train, ni du long voyage qui semblait s’être écoulé (et il devait avoir été bien long pour qu’il ressente une telle impatience d’arriver). Mais finalement, il décida que cela n’avait pas d’importance, et qu’il devait bien être venu de nulle part, puisque c’était là, en cette gare et non ailleurs, que se trouvait le lieu de tous les départs.
Alors le train s’immobilisa. Le Caractère, devenu impatient, avait souplement bondi sur le quai lorsque l’allure de la marche était devenue celle de la marche ; il continua donc, et se mit à marcher à grands pas vers le bout du quai, émergeant de la vapeur sans le moins du monde la troubler, comme une ombre jaillissant de l’indétermination d’un rêve et apparaissant dans son propre reflet dans le réel.
La gare était pleine mais silencieuse. On arrivait de toute part, sauf du quai où s’était arrêté le Caractère — le train était bondé, lui semblait-il pourtant. Il s’immobilisa un instant, jetant quelques regards sans attentes de droite et de gauche, cherchant une direction à prendre. Mais vierge de tout passé, venant tout juste d’arriver au monde, il n’avait en tête aucun élément lui permettant de se décider, aucun critère sur lequel déterminer son choix ; aucun désir ou besoin à s’en aller satisfaire.
« Que faire de ces lieux par ma présence, de ces lieux où je me présente ? » se demanda-t-il. Puis il devint résigné, lorsqu’il se résolut à avancer dans le monde, se disant qu’il lui suffirait de se présenter pour avancer, et ainsi d’avancer afin de se présenter. Alors il avança, reprenant sa marche rapide, retrouvant sa détermination à s’engouffrer dans l’inconnu, convaincu qu’il y trouverait ce qu’il pouvait avoir à y faire.
L’inconnu était peuplé d’inconnus ; le Caractère leur sourit donc. Il progressait à pas rapide, esquivant les uns qui manquaient de percuter sa route et les autres, qui le manquaient également. Il se satisfaisait de ces méandres évitant l’inconnu, car bien qu’il l’évitât, il lui semblait que les remerciements de ceux qu’il ne bousculait pas, de ceux qu’il laissait parcourir leurs propres bouts de route dans ce lieu de départs en s’effaçant sur leur passage constituaient déjà une petite rencontre d’un inconnu, qui le restait tout en ne l’étant plus. À cette pensée, le Caractère inconnu souriait de plus belle, heureux de connaître quelques inconnus en tant que tels ; heureux de connaître ceux qu’il ne connaîtrait pas.
Sa première immersion dans l’inconnu le conduisit à s’engouffrer dans les profondeurs du métro, que l’on pouvait gagner depuis la gare par un long escalier plongeant à perte de vue sous terre. Là, les inconnus étaient un peu plus mornes et communs que lors de leur arrivée au départ. On baissait la tête, s’évitant alors complètement quand pour la première fois on allait dans la même direction que les autres. La foule avançait comme une vague dégoulinant les longs escaliers rythmée par le remous des pas faisant monter et descendre les hauts des corps en de fins clapotis entêtés par les directions d’eux-mêmes.
Sur les quais du métro, le Caractère retrouva la même abondance dans l’immobilité. Tout était statique, un chacun s’estompant dans les similaires attentes d’un tout autre. Lorsque le métro arriva enfin, jaillissant du néant dans un rugissement illuminant de ses feux le silence, il était un lieu vide, sans forme jusqu’à ce que les discours cadencés des pas de tous les inconnus l’eussent informé de leur présence.
Le Caractère, debout contre la porte close, devint curieux avec la progression de la rame qui reprenait sa route vers les profondeurs du nouveau monde. Il porta un long regard sur les abrités de son wagon, qui s’était peuplé de disparité. Il y avait l’homme assis aux lunettes tombant de son nez, assoupi par son train-train, la femme d’âge mur qui s’agaçait de son propre reflet à travers la vitre, renvoyée à elle-même par la noirceur du tunnel qui lui rapportait ses gouffres, ou le grand jeune homme dont la tête dépassait toutes les autres et qui regardait dans le vague, ballotté par les choix des rails qui le portaient, et qu’il s’efforçait de combattre pour ne pas perdre son équilibre dans la bienséance des autres. Plus près de lui, assise sur un strapontin, une jeune fille visiblement tendue tenait fermement son petit sac à main de faux cuir, terrorisée, sans doute, à l’idée de voir les secrets qui s’y trouvaient s’absenter dans l’oubli des autres, s’étalant au malheur d’un faux mouvement du wagon entre les jambes de l’inconnu (ou d’un autre). Tous les visages de ce wagon n’avaient de commun que leur singularité, étrangère à nuls autres qu’eux-mêmes dans ce qu’ils ignoraient partager avec les autres ; ils étaient tous eux-mêmes, sachant qu’ils n’étaient pas celui d’à-côté, quand bien même ils n’étaient pour leur voisin nul autre qu’un voisin — entre autres nullités de caractères lorsque, en tant que singularités, ils se les comparaient.
Le Caractère, s’emplissant de curiosité face à la nouveauté de cet échange pourtant étrangement familier, devenait et redevenait curieux de ce monde. Il quitta sa porte close, et avança lentement entre les passagers de la rame, naviguant son passage entre eux jusqu’à la petite ouverture séparant ce wagon d’un autre. « Réservée aux rameurs des chemins », lu-t-il sur la petite fenêtre découvrant l’attelage qui séparait le Caractère et ses inconnus d’une même petite fenêtre, située à l’entrée naviguant du wagon suivant.
Dans l’autre wagon, le Caractère ne distingua d’abord qu’un amas de personnes, lui donnant à croire que personne n’était à bord. Les sièges étaient aléatoirement disposés, non seulement au sol, mais également sur les quatre murs et au plafond. Les luminaires allaient des uns aux autres en d’irrégulières diagonales, scindant l’espace du wagon en une antre arachnéenne où les voyageurs meurtris se tordaient comme pour éviter les liens de cette toile lumineuse. Dans une seconde approche, le Caractère vit que la foule elle-même n’en était plus une. Les voyageurs se fondaient les uns avec les autres, le bras gauche de l’un étant également le bras droit d’un autre, la tête de celui qui était assis au sol étant également celle de celui dont les pieds reposaient au plafond, les genoux de deux personnes assises face à face n’étant que deux et non quatre, et ainsi de suite. Entre les différents dividus, par moments, l’on pouvait voir circuler une sorte de brume matérielle, tantôt sablonneuse, tantôt visqueuse, tantôt simplement brumeuse d’un rouge tendant ici vers l’ocre, là vers beige. Tout, dans cet autre wagon, était l’antithèse de ce que le Caractère avait rencontré chez ses compagnons de voyage ; une indivision presque totale, qui tendait à se rompre et affirmer les différentes part de ce qui ne la constituait jamais tant inégalement qu’également.
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