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LA FEMME DE L'OCÉAN

Par l'homme de la forêt

Mars 2019

           C’est une histoire de la taille d’un géant, même si elle est plutôt courte (aussi courte qu’Eternité). Dans une forêt isolée, quelque part entre l’Asie de l’est et l’Amérique de l’ouest, habitait un homme seul. Il avait vécu là jeune homme, mais beaucoup d’années l’avaient vu procéder entre les arbres, s’appuyant sur sa bête et son bâton ; il avançait à sept pattes, s’approchant toujours un peu de son dernier pas.


     Un jour qu’il terminait une boucle de chemin en direction de sa cabane, sa bête s’immobilisa. Là où la forêt avait régné des siècles avant les quelques décennies de son passage s’étendait alors une plaine à perte de vue. La maison, les repères, les loups et les corbeaux de sa terre avaient disparu pour laisser place à un interminable océan de verdure ondulant sous un vent calme.

     Au milieu, se tenait une femme, qui chantait dans le vent. Elle avançait à pas lents, comme lassée par l’éternité d’une marche qu’elle avait par milliers de fois déjà terminée. Ses bras, figés le long du corps, ne rythmaient son pas. Le regard vide, les yeux portant sur l’horizon, elle semblait à la fois désespérée et fière. Perdue dans ses pensées, tantôt elle murmurait ou fredonnait cet air – plus calme encore que ses enjambées –, tantôt elle prononçait quelques mots, et entonnait :


                              « Sur tes lèvres, mes pensées les plus hautes.

                              Les détails d’une félicité qui s’ignore,

                              Teintant d’humeurs l’empreinte

                              De tes sanglants retours.

                              Monts seigneuriaux dévots,

                              Monts amis de mon songe mensonger,

                              Désireux de sonder nos sires.

                              De si près, aussi loin,

                              Nos rires, tout et rien :

                              Attentes tendues, à tenter de te conter

                              L’étendue des contrées

                              De nos mésententes ».


     Sur ces mots, l’homme s’avança. Elle venait de le dépasser mais, trop ahuri par ce changement de décors bouleversant les habitudes de toute une vie, il n’était parvenu plus tôt à l’interpeller. Arrêtée en pleine dérive au cœur de l’océan de ses songes, la jeune femme tourna vers l’homme un regard absent. Leurs yeux se rencontraient mais ne semblaient se voir, comme s’ils se traversaient l’un l’autre, deux surfaces translucides offrant une faible nuance sur le regard que l’on pouvait poser sur le paysage s’étendant derrière.

     Questionnée par l’homme qui l’interrogeait tant sur la transformation du lieu que sur l’étrangeté de son unique voyageuse, la jeune femme raconta de manière décousue son histoire. Elle venait d’un lointain nulle part où beaucoup l’aimaient, la chérissaient et faisaient sur elle reposer leurs rêves. Dès le berceau, elle avait été abreuvée de ce lait qui tue, poison de cette image irréelle, la suivant plus fidèlement que les ombres du soir, qui s’étendent et s’étendent jusqu’à sembler des monstres – et l’on finit par ne plus voir autre chose que la grandeur de cette ombre chez elle, car l’ombre elle-même avait disparue derrière le souvenir de son importance. Terrassée par l’imaginaire des autres, la jeune femme était venue se réfugier dans océan, si profond mais dont on ne peut pénétrer sciemment les abysses, qu’elle pensa une éternité durant désert, jusqu’à ce qu’elle croisât cet homme un peu gauche, ubuesque et qui lui fit le cadeau de ne pas la connaître.


     Mais ces révélations emportèrent l’homme, son bâton, sa bête et tout le paysage dans une grande tristesse, un stress, une angoisse telle qu’elle vit la belle et pauvre femme s’éloigner à grande vitesse ; car il avait compris qu’en rencontrant cette femme, en sortant de sa forêt, il n’avait fait autre chose que de s’offrir la découverte d’une partie de lui-même – elle s’était retrouvée un instant, par la rencontre d’une de ses ombres.

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